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Aucune cause que je ne croirai juste, en mon âme et conscience

Qui peut distinguer ce qui est vrai, juste, exact, de ce qui ne l’est pas ? Il arrive que la vérité soit tissée d’impostures, que les creux aient l’importance des pleins, que les choses tues comptent autant, sinon plus, que les choses qui sont dites.

Nous sommes tous des êtres de fiction, et nos chimères nous définissent bien davantage que le nom, la nationalité, la date et le lieu de naissance figurant sur notre carte d’identité. Nous évoluons dans nos espoirs, nos idées, nos histoires comme les nuages flottent dans le ciel : c’est là l’environnement naturel dans lequel nous baignons. Il m’apparait parfois plus concret que le lit dans lequel je m’endors, la route que je prends le matin, les jardins dans lesquels je me promène certains dimanches, qui n’ont guère plus d’épaisseur à mes yeux qu’un décor de théâtre ou de studio.

Minh Tran Huy, La double vie d’Anna Song, p. 180.

 

Et si le mythe, c’était la vérité ?

Valéry Larbaud, Journal intime

 

Ma thèse est plus réaliste que la vérité. La vérité, mon cher, est parfaitement incroyable.

Friedrich Dürrenmat, Justice, p. 195.

 

Respectez ce que voient et ce que touchent les autres, même si c’est le contraire de ce que vous, vous voyez et touchez.

Luigi Pirandello, A chacun sa vérité


 

  1. Comment parler du rôle de l’avocat sans d’abord s’interroger sur la notion de vérité ?

 

Peut-on réellement croire qu’il y ait une vérité ?

 

Peut-on réellement espérer que l’œuvre du juge soit de découvrir la vérité ?

 

Quand vous regardez le ciel, voyez-vous le même bleu que moi ? Voyez-vous les mêmes nuages ? Y voyez-vous les mêmes formes, les mêmes anamorphoses ? Et si, cinq minutes plus tard, nous le regardons à nouveau, y verrez-vous les mêmes changements que moi ? Et si, une heure plus tard, nous devons décrire ce que nous avons vu en ces deux instants, en aurons-nous les mêmes souvenirs ? Trouverons-nous les mêmes mots pour les exprimer ? Comprendrez-vous que je décris ce que vous avez vu ? La même réalité ? La reconnaitrez-vous ?

 

Non, bien sûr.

 

Alors, s’il s’agit maintenant de scruter des comportements humains, enchevêtrés, marqués par des expériences insoupçonnables, inscrits dans la durée de vies entières, émaillées de malentendus et de découvertes fulgurantes, de joies et de peines, comment seulement espérer s’approcher de la vérité ?

 

« Bien sûr, il n’existe pas de témoin objectif. Inconsciemment, tout témoin mêle l’imaginaire au vécu. L’incident auquel il assiste se passe en lui-même autant qu’à l’extérieur. Chacun perçoit les faits à sa manière ; les faits sont refondus par la mémoire dans laquelle ils s’inscrivent : et chaque mémoire les restitue différemment… Plus les témoins sont nombreux, plus les contradictions s’accentuent… »[1].

« La vérité n’est pas un objet neutre fixé à tout jamais dans le marbre de l’histoire et qu’il suffit de « dé-couvrir ». La vérité est parcourue par le frisson du désir et infléchie par l’exigence de plaisir. Elle est un élément de la construction psychique d’une histoire qui nous convient. Il n’est pas toujours aisé de se résoudre à admettre une vérité établie si elle contrevient au plaisir escompté d’une autre version de l’histoire »[2].

C’est que, comme l’écrit Emmanuel Lévinas, « la vérité … ne se sépare pas de l’intelligibilité. Connaître ce n’est pas simplement constater, mais toujours comprendre. On dit aussi, connaître c’est justifier, en faisant intervenir, par analogie avec l’ordre moral, la notion de justice »[3].

 

  1. Et pourtant les juges doivent juger. En s’approchant le plus possible du juste. Et qui ne voit que le faux n’est pas juste ?

 

Ce qui fait la grandeur de nos métiers, celui de défendre, celui de juger, n’est-ce pas ce voyage à travers la vérité, les vérités ?

Comprendre et faire comprendre pour les uns. Comprendre et trancher pour les autres.

Trancher parce qu’il le faut. En approchant, autant qu’il soit possible, cette vérité insaisissable. En cherchant un point d’équilibre entre les vérités. Dans la ferveur. Parce que ce rôle est fondamental.

Dans la ferveur, mais sans illusion.

Avec humilité. En se sachant faillible.

En étant conscient que « s’il est vrai que toute vérité scientifique est une erreur en sursis, que dire de la vérité judiciaire ? Sauf de très rares exceptions, elle est, comme toute vérité humaine, partielle et c’est artificiellement qu’on l’appelle vérité »[4].

 

  1. C’est en ce sens que l’avocat est, pour moi, non un auxiliaire, mais un acteur de justice.

 

Son rôle n’est pas seulement d’aider le juge à rendre la meilleure décision possible, comme si celle-ci était nécessairement la seule fin du procès. Un jugement ce n’est jamais un aboutissement ultime. C’est, au mieux, une étape dans une vie. Et l’avocat a pour mission d’assister son client au cours de cette étape pour que celle-ci se déroule au mieux de ses intérêts, mais sans jamais perdre de vue qu’elle s’insère dans une histoire plus englobante.

Son rôle est de permettre au justiciable, quel qu’il soit, d’exprimer sa vérité, de l’aider à l’extraire du tréfonds de ses entrailles, à la faire sourdre de son passé, jaillir de ses souvenirs, à l’exprimer d’une façon intelligible, compréhensible, admissible.

Sans ce travail de médiation, il n’y a pas d’œuvre de justice. Il n’y a qu’une machine aveugle, dictatoriale. C’est la question de Torquemada. C’est le juge capitaine de La colonie pénitentiaire : « Le principe d’après lequel je décide, le voici : la faute est toujours certaine »[5].

S’il n’y a pas d’avocat sans juge, il est tout aussi vrai qu’il n’y a pas de juge sans avocat.

 

  1. Trois conditions me paraissent indispensables pour que l’avocat puisse assumer ce rôle de médiation : l’indépendance, la loyauté et le secret professionnel.

 

Pourquoi l’avocat reçoit-il ce privilège exorbitant de parler au nom d’un justiciable, en ce compris quand ses intérêts les plus essentiels sont en jeu, sa liberté, sa dignité, ce qui le fait homme ?

Bien sûr, parce qu’il connaît le droit, parce qu’il connaît la procédure, parce qu’il peut donc jouer un rôle de guide dans ces arcanes sans cesse plus complexes, parce qu’il est donc à même d’expliquer l’œuvre de justice à ce justiciable pour lequel elle serait, sans lui, incompréhensible et, dès lors, inadmissible. Il y a là un rôle de cohésion. Rendre la justice humaine. La ramener à l’échelle de son client. Faire en sorte que le palais de Monsieur Poelaert se réduise à la taille des lilliputiens que nous sommes.

Mais aussi, et d’abord, parce qu’il est indépendant[6]. C’est parce que l’avocat ne doit répondre de son office devant personne que le justiciable peut lui faire confiance, remettre entre ses mots sa cause, parfois sa destinée. Indépendance vis-à-vis du pouvoir, vis-à-vis des juges, mais d’abord vis-à-vis du client. De quel droit, sans cette indépendance, sans la déontologie qui nous astreint, pourrions-nous porter la voix de nos clients ? Comment pourraient-ils nous accorder cette confiance qui est la base de notre mandat ?

Et l’indépendance comprend le devoir de loyauté[7]. C’est parce que l’avocat est loyal et indépendant qu’il a l’oreille du magistrat. Parce que celui-ci sait que les thèses contradictoires seront exposées sans tricherie ni mensonge. Que, même confronté à des exigences contraires de son client, l’avocat ne cèdera pas.

La loyauté et l’indépendance sont, en réalité, deux faces d’une même réalité, les deux ventricules d’un même cœur.

 

  1. Quant au secret, il est indispensable pour que ce travail de médiation puisse s’accomplir. Exprimer sa réalité est si compliqué, si difficile, qu’il n’est possible, très souvent, d’y arriver que lorsque l’on a l’assurance que ce que l’on dira ne sera pas nécessairement retenu contre soi. Il faut pouvoir procéder par essais et erreurs sans que des enregistrements figent des déclarations insuffisamment précises, parfois d’ailleurs complètement erronées, et pas nécessairement parce qu’on les a voulues telles, simplement parce que l’on n’a pas trouvé tout de suite les mots justes.

 

Il faut n’avoir jamais eu un client devant soi pour imaginer qu’une justice qui se passerait du conciliabule secret entre l’avocat et son client pourrait être une bonne justice. Qui, parmi les avocats, n’a pas éprouvé cent fois le désarroi d’un justiciable – qu’il soit « mineur étranger non accompagné » (M.E.N.A.), selon l’appellation convenue, PDG d’une grande entreprise ou ministre - incapable d’exprimer sa vérité, la motivation de tel acte ou la pulsion qui l’a amené à accomplir tel fait, sans que son avocat, patiemment, reconstruise avec lui tous les antécédents et tous les mécanismes qui l’ont conduit à faire ce qu’il a fait, comme il l’a fait.

« Il faut parfois bien des mensonges pour découvrir la vérité »[8].

Sans le secret professionnel, la justice ne serait que simulacre parce que la peur de mal dire paralyserait trop de justiciables, que seuls ceux qui sont habiles parviendraient à tirer parti de l’institution et que, dès lors, elle ne servirait plus ni le juste, ni le vrai, mais seulement la force, la puissance et la ruse.

 

  1. « Je jure fidélité au Roi, obéissance à la Constitution et aux lois du peule belge, de ne point m’écarter du respect dû au tribunaux et aux autorités publiques, de ne conseiller ou défendre aucune cause que je ne croirai pas juste en mon âme et conscience ».  C’est donc le texte de l’article 429 du code judiciaire, qui énonce les termes du serment que les avocats doivent prêter.

 

Je ne commenterai pas la première partie de ce serment, sur laquelle il y a pourtant beaucoup à dire[9].

Attachons-nous seulement à la deuxième.

Qu’est-ce qu’une cause « que je ne croirai pas juste en mon âme et conscience » ?

Cette notion n’a, jusqu’il y a peu, guère été étudiée en doctrine. Dans son magistral Règles et usages de la profession d’avocat du barreau de Bruxelles, Pierre Lambert lui-même n’y consacre que quelques lignes, en se référant à Edmond Picard qui, pourtant, me paraît avoir mal compris la question. « Que vaut ma conscience, que vaut mon âme, que valent celles des confrères que je rencontre chaque jour comme contradicteur à la barre, si elles peuvent toutes être à ce point contraires, que sur des questions de fortune, d’honneur et de liberté, elles sont perpétuellement en désaccord ? … Et ce n’est pas tout. Si mon client avait été chez mon adversaire et si le sien fut venu chez moi, ne nous eût-on pas vu plaider, lui, ce que j’ai plaidé, et moi, ce qu’il a soutenu ?... »[10].

Edmond Picard confond manifestement une cause juste et une cause bien fondée. En réalité, nourri de l’illusion scientiste (ou positiviste), il croit que la vérité est une et qu’une cause n’est juste que si elle y est conforme. Double erreur.

Yvon Hannequart, en revanche, mais nous sommes déjà au début de ce siècle, a consacré une très fine étude à la juste cause[11].

Peut-on d’abord, avec lui, poser quelques balises ?

  • Le juste, ce n’est pas le conforme à la loi.

Aristote disait déjà que « l’équitable est le juste indépendamment de la loi écrite ».

Et d’ailleurs, qu’est-ce que la loi ? On sait qu’aujourd’hui, il y a dans la loi plus que la loi, qu’elle contient aussi des principes généraux, des déclarations d’orientation, des habilitations, et qu’émanant de degrés de pouvoir des plus variés, de l’assemblée générale des Nations Unies ou de l’Organisation mondiale du commerce aux comités de quartiers, voire aux conseils d’administrations d’associations privées, elle fourmille de contradictions, si bien qu’il est presque toujours possible d’identifier une règle ou un principe qui contredise ceux que la partie adverse invoque[12].

Et même, à supposer qu’une règle soit constante, est-il injuste de la contester, à partir du moment où, précisément, d’autres règles ouvrent aux justiciables le droit de faire valoir leurs points de vue, leurs arguments, leurs valeurs, leurs intérêts, pour en réclamer la modification, pour la contester, pour la renverser ?

Est-ce parce qu’une loi claire, nette, non susceptible d’interprétation, interdirait aux homosexuels, même mariés, d’adopter un enfant que je devrais refuser au couple d’homosexuels qui me le demanderait d’introduire un recours contre le refus d’adoption qui leur est opposé, en invoquant les principes d’égalité et non discrimination inscrits dans l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et 10 et 11 de notre Constitution ? Il me faut, certes, avertir mes clients de la difficulté de la cause qu’ils entendent me faire plaider et des risques qu’elle présente, notamment en termes de répétibilité des honoraires qui pourraient être dus à la partie adverse. Mais si, malgré ces avertissements, ils souhaitent tenter de renverser cette solution bien établie, rien ni personne ne pourra m’empêcher de l’accepter.

  • Le juste n’est pas un concept figé.

Si, comme nous le verrons, il est légitime, pour l’avocat, de considérer que certaines prétentions sont injustes, il n’y a pas de critère immuable, incontestable, qui permette de tracer une ligne de démarcation entre le juste et l’injuste. Le juste est-ce l’égalité, la solidarité, la fraternité, la dignité, la probité, la loyauté ? Ni l’une, ni l’autre. Toujours une combinaison de ces valeurs, mais dans des proportions qui évoluent, qui s’adaptent, en fonction de l’évolution des mœurs, de la diversité des contextes socio-culturels, de la multiplicité des situations concrètes.

  • Le juste n’est pas le vrai.

Tout simplement, parce que, nous l’avons vu, le vrai n’existe pas.

 

  1. La juste cause s’apprécie, sans doute, différemment en matière pénale et en matière civile.

 

Au pénal, le justiciable est face à la machine. Il bénéficie de la présomption d’innocence. Le rôle de l’avocat n’est jamais d’affirmer l’innocence de son client. Il n’est pas son témoin de moralité. Si, en plaidant, il emploie ces termes, ce n’est jamais que par effet de manche. L’avocat a pour rôle, soit de démontrer que la culpabilité de son client n’est pas établie dans les formes de la loi, respectueuses des droits de la défense[13], soit d’atténuer sa responsabilité, en faisant comprendre le comportement qu’il a adopté. Il peut s’agir, dans les cas les plus extrêmes, de restituer son humanité à un comportement qui en paraît complètement dépourvu, de rendre au client qu’il défend la qualité d’homme, sa dignité, qu’il puisse continuer à vivre malgré l’horreur de ce qu’il a commis[14]. L’avocat est alors là, présent, à côté d’un homme, simplement pour l’aider à se tenir debout.

Au civil, les choses se présentent dans une configuration différente. Souvent, ce sont deux personnes particulières qui confrontent leurs prétentions. La charge de la preuve se répartit différemment. Chacun doit prouver ce qu’il allègue. Il ne suffit pas  d’avancer des éléments non dépourvus de vraisemblance pour forcer la partie adverse à les démonter. Dans une importante mesure, les parties sont tenues de collaborer activement à la recherche des preuves.

Comme nous le verrons ci-après, l’appréciation du caractère juste d’une cause, ou d’un moyen, peut être influencée par ces différences structurelles.

Mais, sous cette réserve, quelques principes demeurent constants, tant dans les procédures civiles que dans les procédures pénales.

  • L’avocat doit déterminer, avec son client, une ligne de défense soutenable.

Cette détermination procède d’une analyse des éléments de droit et de fait. La thèse à défendre est-elle compatible avec les éléments objectifs du dossier ? L’interprétation que l’on donne des faits a-t-elle une chance d’être accueillie par le juge ? Est-il possible de défendre la position en droit ? Ou dispose-t-on des arguments qui permettront de contester la règle habituellement appliquée ?

Il ne s’agit pas, à proprement parler, de déterminer si la cause est juste, mais plutôt de définir la tactique adéquate.

Et, dans des hypothèses extrêmes, elle peut aller jusqu’au procès de rupture, lorsque l’avocat et son client décident ensemble de contester jusqu’à la légitimité du tribunal ou des règles que celui-ci devra appliquer.

En bref, il s’agit de déterminer, avec le client, celui-ci dument éclairé, la stratégie que l’on mettra en œuvre.

Si une divergence surgit à ce stade, l’avocat devra s’effacer mais plutôt parce qu’il ne pourra plus justifier d’un mandat que parce qu’il estimera la cause injuste.

  • L’avocat doit respecter les règles du débat judiciaire.

On ne pourrait admettre que l’avocat, pour défendre son client, trahissent les règles qui fixent le débat judiciaire.

Au premier rang ce celles-ci, on peut citer l’obligation de respecter le principe du  contradictoire. Certes, il est des hypothèses dans lesquelles elles cèdent (saisie, mise sous scellé, requête unilatérale, par exemple) mais, en dehors de ces hypothèses, le principe est que la partie adverse doit être avertie des initiatives que l’on prend, recevoir communication des pièces que l’on produira, des conclusions et notes que l’on déposera, etc. Même requis par son client de ne pas communiquer un élément, parce que celui-ci espère ainsi se ménager un effet de surprise, l’avocat ne peut accéder à ce souhait. Son devoir de loyauté le lui interdit.

On ne pourrait admettre, non plus, qu’un avocat tende un piège à son adversaire, pour ménager à son client un avantage indu.

Illustrons cette règle par un exemple. L’avocat consulté par une partie qui vient d’être citée à six mois de la survenance d’une prescription et qui constate qu’une irrégularité entache la citation ne pourrait décider de s’abstenir d’invoquer cette irrégularité, puis prolonger la procédure en usant d’artifices divers (défaut, demande de remise motivée par des prétextes fallacieux), pour ensuite invoquer cette irrégularité alors que la prescription est acquise.

De même, et de façon plus classique, nos règlements nous imposent d’avertir nos confrères lorsque nous faisons signifier une citation ou une décision de justice, ou lorsque nous requerrons une mesure d’exécution[15]. Il ne peut donc être question de spéculer sur l’absence, connue, supposée ou simplement envisagée, de la partie adverse pour essayer de la surprendre.

  • L’avocat ne peut mentir, ni s’associer au mensonge de son client.

L’avocat n’est pas le complice de son client. D’ailleurs, s’il s’associe à un comportement infractionnel de son client, il perd le bénéfice du secret professionnel. Il devient alors un hors-la-loi et, ce faisant, perd sa qualité d’avocat, quelle que soit la noblesse de la cause qu’il voudrait défendre. Ainsi, par exemple, en va-t-il de l’avocat qui, même révolté par l’injustice faite à son client, se rendrait complice d’une infraction que celui-ci commettrait ou s’associerait à des manœuvres visant à fausser le cours de la justice (favoriserait la disparition d’une preuve, faciliterait son évasion, …)[16].

Peut-être devient-il alors un héros, à l’instar de Nelson Mandela, mais il cesse d’être avocat.

Quid si l’avocat apprend, au cours de la défense, que son client a menti ? Doit-il nécessairement se déporter ? Cette question mérite de plus amples développements. Nous y reviendrons.

 

  1. Ces principes impliquent-ils qu’un avocat ne pourrait défendre une cause dont il sait qu’elle n’a aucune chance raisonnable de succès ?

 

Je ne le pense pas.

Quelques exemples permettront d’apprécier la question à sa juste mesure.

Un avocat peut-il accepter d’introduire un recours administratif contre une décision d’éloignement du territoire d’un étranger alors qu’il sait que, compte tenu d’une jurisprudence bien établie, celle-ci n’a (pratiquement) aucune chance d’aboutir ?

Pour la beauté de l’exemple, allons même jusqu’à éliminer le « pratiquement ». Supposons qu’il sache que ce recours est nécessairement voué à l’échec : les éléments à l’appui de la demande font défaut et il n’y aucun espoir d’en recueillir de nouveaux en cours de procédure.

Mais il sait aussi que l’introduction du recours permettra à son client de rester sur le territoire belge pendant le temps de son instruction et de bénéficier d’une certaine aide sociale. Et puis, il permettra aussi à son client de clamer son désespoir, de faire entendre sa voix, d’expliquer pourquoi il a traversé la Méditerranée sur une coquille de noix pour rejoindre notre pays de cocagne.

Il sait que, s’il introduit le recours, son client risque une amende pour recours manifestement abusif, mais il le lui a expliqué et cela ne lui fait ni chaud ni froid. Cette amende ne représente rien au regard des efforts qu’il a entrepris pour arriver ici et, d’ailleurs, il sait qu’il n’aura jamais de quoi la payer.

Il sait que ce recours contribuera à alimenter l’arriéré judiciaire.

Mais la possibilité existe. Les droits et avantages qui découlent de l’introduction du recours sont inscrits dans la loi.

Et, il estime, en son âme et conscience, qu’il peut introduire le recours.

Je n’ai rien à lui reprocher[17].

Mais si, dans des circonstances quasiment identiques, le même avocat introduit un recours du même type dans le simple but de prolonger le séjour illégal en Belgique d’une jeune femme arrachée à son pays d’origine par un trafiquant de chair humaine, pour lui permettre d’être prostituée un peu plus longtemps ?

Peut-être m’objecterez-vous que je n’ai pas à m’immiscer dans la conscience des gens ? Que, déjà, la façon dont je relate ces deux tranches de vie est empreinte de parti pris. Que mon réfugié africain est peut-être aussi un délinquant d’envergure et que ma pretty woman russe ou togolaise est peut-être sur le point de trouver son Richard Gere.

Ce n’est pas la question. Un avocat peut se tromper, ou être trompé. Ce qui importe, ici, est qu’il estime, au moment où il introduira le recours, qu’il défend une cause juste. C’est à lui qu’il appartient de le déterminer, en son âme et conscience, sous le seul contrôle marginal de son 0rdre[18].

Dans certains cas, les choses sont moins claires encore.

Quid de l’introduction d’une action en dommages et intérêts dans le simple but d’effrayer le riverain qui conteste la légalité de l’exploitation d’une grosse entreprise, alors que l’on sait que cette action n’a pratiquement aucune chance de succès mais qu’elle contraindra la partie adverse à une défense onéreuse et à subir une pression qui lui est peut-être insupportable ?

Quid de l’introduction d’une campagne systématique d’actions en diffamation dans le seul but de contraindre un journaliste indépendant un peu trop fouineur au silence parce que ses revenus ne lui permettent pas de s’offrir un abonnement auprès d’un avocat spécialiste ?

Quid si une procédure n’est qu’une façade destinée à donner un prétexte à la partie adverse – peut-être corrompue - pour accorder transactionnellement un avantage indu au demandeur ?

Quid si le procès n’est que le moyen de médiatiser une question polémique à des fins politiques, ou sociales, ou malhonnêtes mais, en tout cas sans véritable lien avec le but apparent de la procédure ?

Je ne pense pas qu’il y ait de réponse toute faite à ces questions. Tout dépend, à chaque fois, des circonstances de l’espèce.

Ainsi, introduire une action en justice spectaculaire contre un homme public, dans le seul but de le discréditer et dans l’espoir de lui causer ainsi un tort considérable, en spéculant sur la médiatisation d’une accusation que l’on sait difficile, voire quasi impossible, à prouver paraît tout a fait contraire au principe de la juste cause. Mais s’il s’agit de faire pression sur un potentat local qui, sûr de l’impunité que lui offre son réseau de relations, inflige à votre client une suite d’injustices et d’humiliations inadmissibles, quoique difficiles à mettre en évidence ?

La frontière me paraît passer par l’honnêteté. S’associer à des manœuvres qui confinent à la corruption ou au chantage est inadmissible, même si l’on n’en est que l’instrument. Et l’avocat qui nourrit le soupçon d’être utilisé à cette fin ne peut se contenter de ne pas se poser de question à cet égard. Pèse certainement sur lui un devoir de vigilance qui l’oblige à interroger son client sur ses intentions réelles.

Mais est-il illicite de menacer d’une demande de dommages et intérêts fragile une partie adverse qui spécule elle-même sur les lenteurs de la procédure au Conseil d’Etat pour paralyser l’action de votre client et l’amener à la table des négociations ? Cela ne me semble nullement évident.

On voit qu’il y a, entre ces comportements, plus qu’une nuance. La pression est présente dans les deux cas mais, dans le premier, elle sert des objectifs injustes, et dans l’autre non. Et c’est l’avocat qui trace la ligne de démarcation, en son âme et conscience, mais sous le contrôle de son Ordre.

 

  1. Il faut aussi distinguer selon les moyens. Ce n’est pas parce que l’on estime, en son âme et conscience, qu’une cause peut-être défendue, qu’on peut le faire par tous les moyens.

 

Je puis tenter d’obtenir la remise d’une cause et contester le recours aux débats succincts en argumentant sur la nécessité de rédiger des conclusions ou de mettre la cause une troisième partie (et le juge départagera alors les plaideurs) mais non invoquer un prétexte fallacieux (une fausse maladie qui m’empêcherait d’être à la barre, ou la nécessité de vérifier si une compagnie d’assurances – que l’on sait inexistante - ne devrait être mise à la cause) pour l’obtenir.

Faire reporter artificiellement une cause pour retarder un jugement inéluctablement défavorable au client me paraît inadmissible s’il s’agit de spéculer sur le fait que ce retard va contraindre la partie adverse à déposer son bilan (ou pour l’acculer à accepter une proposition transactionnelle ridiculement basse) mais, au contraire, acceptable s’il s’agit de gagner le temps nécessaire pour permettre à son client de redresser sa situation et faire face à ses obligations, peut-être précisément parce que, dans d’autres procédures qui, elles, devraient aboutir en sa faveur, il est confronté à des retards identiques.

Je ne puis pas, non plus, tenter d’infléchir le cours du procès en provoquant un serment ou un témoignage alors que je saurais que mon client ou son témoin sont prêts à mentir. Pas plus que je ne puis utiliser une pièce que je sais fausse ou affirmer un fait que je sais inexact.

Quid, en revanche, de l’invocation par un défendeur fortuné d’innombrables exceptions de procédure, qui ne feront que retarder – a priori sans espoir de succès – le déroulement du procès mais qui affameront littéralement le demandeur, incapable de payer les honoraires et frais liés au rejet de ces arguments artificieux ?

Un exemple récent vient d’illustrer ces principes. Un avocat, consulté par un grand nombre de clients, dont de nombreux établis dans diverses parties du monde, ayant fait élection de domicile en son cabinet, pourrait-il, après avoir obtenu gain de cause, conseiller à ses clients de renoncer à cette élection de domicile, dans le but de contraindre son adversaire à des démarches exceptionnellement longues et onéreuses s’il souhaite exercer un recours contre la décision favorable qu’il vient d’obtenir ? On sait que la Cour de cassation a considéré que ce retrait était constitutif d’abus de droit et qu’il ne pouvait donc être pris en considération[19]. Mais, au-delà, ne peut-on se demander si, en acceptant d’organiser ce retrait, l’avocat a usé d’un moyen déontologiquement admissible ? Je me garderai de répondre de façon définitive à cette interpellation car la connaissance des échanges entre clients et avocat – que je n’ai évidemment pas – me paraît indispensable pour ce faire. Mais nous conviendrons que la question vaut en tout cas d’être posée.

Et, même au pénal, si, en raison des particularités qu’y présente la défense, l’avocat peut plaider l’absence de preuve de la culpabilité même lorsqu’il sait son client coupable, encore ne pourra-t-il pas user de n’importe quel moyen. Je n’admettrais pas, par exemple, que pour susciter le doute dans l’esprit du juge, il tente de faire porter des soupçons sur un tiers qu’il sait innocent[20].

  1. Une place particulière peut y ici être réservée à l’hypothèse du mensonge du client. Dois-je nécessairement me déporter si les éléments produits en cours de litige établissent que mon client a menti ?

 

Eliminons d’abord l’hypothèse de la bonne foi. Un client peut s’être trompé à son corps défendant. Confronté à son erreur, il accepte d’en tenir compte et de réorienter sa défense. Il n’y a évidemment aucune raison, dans ces circonstances que l’avocat refuse de continuer à lui prêter son concours.

Eliminons aussi l’hypothèse où le mensonge n’a pas pour but de fausser le cours de la justice. Confronté à un procès, le client ment, sur une circonstance non décisive, parce qu’il veut éviter des révélations qui lui seraient préjudiciables en d’autres cénacles (il veut cacher que, lors d’un accident ou d’un incident, il était en galante compagnie ; il veut laisser dans l’ombre une circonstance infâmante, telle une maladie ou une condamnation ; il veut celer un élément qui pourrait entraîner un redressement fiscal ; …) et non pour tromper le juge. Sauf circonstances exceptionnelles, il me semble que rien n’interdit à l’avocat d’ainsi se prêter à la volonté de son client. Combien d’avocats n’ont pas, en parfaite intelligence et avec un grand sourire qui parlait plus qu’un aveu, invoqué un bail verbal comprenant certaines obligations particulières pour les parties, en celant – très relativement… - l’existence d’un bail écrit qui aurait dû être soumis à l’enregistrement[21] ?

Mais venons au cas où le mensonge est déterminant pour la solution du litige. Une partie réclame le remboursement d’un paiement indu qu’elle prétend avoir effectué à une autre. Cet autre commence par le dénier. Mais, dans le conciliabule secret qu’elle a avec son avocat, cette autre partie finit par admettre avoir reçu le paiement tout en  entendant s’abriter derrière l’absence de preuve. L’avocat, qui sait que le paiement a eu lieu, ne peut certes plus en dénier l’existence. S’il le faisait, il mentirait lui-même.

Mais peut-il se contenter de plaider que la preuve du paiement n’est pas rapportée à suffisance de droit ?

Au pénal, cela ne me paraît pas contestable. L’avocat peut se contenter de faire observer que la preuve des éléments constitutifs de l’infraction n’est pas légalement rapportée.

Mais au civil ? Peut-il agir de même ? Face à l’affirmation du paiement peut-il se contenter de répondre « fournissez m’en la preuve », sans prendre position sur sa réalité ? Ou doit-il indiquer à son client qu’il ne peut plus accepter la défense dans ces circonstances, lui indiquant ainsi, certes à demi-mot, que s’il souhaite maintenir sa prétention, il doit changer d’avocat et être plus prudent quand il s’expliquera avec son nouveau conseil ?

Je pense que la seconde solution s’impose en principe[22]. Jamais un avocat ne peut justifier sa position par le classique argument « si je ne le fais pas, un autre le fera ». Et ce, même si son retrait peut paraître quelque peu hypocrite. L’avocat signifie ainsi à son client qu’il ne peut s’associer à son mensonge. Certes, la règle du secret professionnel vient lui interdire de le dénoncer. Son client prendra ses responsabilités. La morale n’en sera pas nécessairement complètement sauve mais le rôle de l’avocat n’est pas de la sauvegarder à n’importe quel prix, et en tout cas pas au prix d’une violation du secret professionnel[23]/[24].

Cependant, cette obligation de principe peut céder dans certaines circonstances. Quid si le client, tout en reconnaissant un paiement, invoque, avec vraisemblance, le fait qu’il s’agissait du remboursement d’une somme qui avait été avancée sans plus de trace écrite ? Son mensonge ne ferait alors que répliquer à celui de la partie adverse. C’est encore une fois le critère du juste qui permettra à l’avocat de trancher et de se déterminer. Il ne pourra pas nier le paiement qu’il connait mais pourra, s’il l’estime juste, se retrancher dans une attitude attentiste, en réclamant à la partie adverse de prouver ce qu’elle avance.

On le voit à nouveau, le principe de proportionnalité vient souvent moduler le devoir de n’accepter que de justes causes ou de n’utiliser que de justes moyens. Face à une attaque injuste, je puis moi-même recourir à des procédés que je me serais interdits en d’autres circonstances.

Si je défends un mineur, un handicapé, un étranger, ou n’importe quelle partie en état de faiblesse[25], qui, par son ignorance ou sa désorganisation, a laissé passer le délai lui permettant de faire valoir ses arguments, ne serais-je pas prêt à accomplir un acte de procédure que je sais manifestement hors délai, dans l’espoir que le juge accordera néanmoins attention à sa parole, alors que je me serais interdit de recourir à cet artifice si mon client était un procédurier rompu aux arcanes de la justice ?

En présence d’une firme multinationale qui menace mon client d’un mauvais procès – mais qui le paralysera pendant des années - dans le but de l’acculer à accepter une offre de rachat dérisoire, ne suis-je pas autorisé à orchestrer une campagne de presse dénonçant cet abus de position dominante, alors que je me le serais interdit si les prétentions adverses n’avaient pas été excessives ? Ce qui me permet, au passage, de souligner que les mêmes principes gouvernent, selon moi, bien sûr mutatis mutandis, l’action judiciaire, l’action extra judiciaire et l’action parajudiciaire de l’avocat[26].

Il est aussi des hypothèses où le mensonge ruine la confiance entre client et avocat. La défense a été construite sur le mensonge. Sa révélation place alors l’avocat dans une situation de déloyauté. Il s’est personnellement engagé. Le mensonge le place en porte à faux. Il estime avoir été trompé sciemment par son client sur un point essentiel. Il doit alors se déporter. La nécessaire confiance entre lui et son client a été ruinée. Et, en continuant à assumer la défense, il engagerait son crédit personnel à l’égard du juge.

Comme on le voit, beaucoup de facteurs entrent en ligne de compte pour distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas, ce qui acceptable de ce qui ne l’est pas.

 

  1. Confrontons ces principes à une question particulière, mise en évidence par une affaire récente, retentissante.

 

L’avocat qui apprend, à la suite d’une indiscrétion coupable, émanant nécessairement d’un magistrat (ou d’un greffier), qu’une irrégularité entache le délibéré d’une cause dont il est chargé peut-il en avertir son client ? Peut-il, au delà, y réagir ?

On enseigne généralement que l’avocat est tenu au secret sur tous les éléments confidentiels qu’il apprend dans l’exercice de sa profession.

Supposons qu’un de ses amis magistrats lui apprennent qu’un délibéré est en train, à son corps défendant, de tourner au désavantage de son client, peut-il en avertir ce client et lui conseiller de mettre à l’abri une partie de son patrimoine ?

Je réponds fermement par la négative. Ce serait fausser les règles. Se rendre complice d’une fraude.

Et si, de la même façon, il apprend qu’une saisie va être autorisée sur des biens meubles de son client (par exemple une collection d’objets d’art) ? A priori, même réponse. Même si les conditions requises pour pratiquer une saisie paraissent discutables et que l’on soupçonne qu’elle ne soit pratiquée que pour exercer une pression injuste sur le client (qui est attaché sentimentalement à sa collection ou qui a un besoin urgent d’en négocier une partie)[27] ?

Et si, toujours dans ces circonstances, l’avocat apprend qu’une partie du siège agit frauduleusement, au détriment de son client ? Doit-il toujours se taire ?

La question peut, ici, paraître différemment posée. Dans le premier cas, l’action du magistrat était régulière et toute intervention de l’avocat reviendrait à pervertir le cours de la justice. Dans le second, l’action de la justice est déjà pervertie et une intervention permettrait peut-être de rétablir son cours normal.

Averti de la commission d’irrégularités qui sont susceptibles de nuire à son client, l’avocat peut-il encore se taire ? N’a-t-il pas alors le droit d’avertir son client (voire le devoir, sous réserve des ennuis qu’il pourrait causer à celui qui lui a révélé l’irrégularité) ?

Et s’il dispose du moyen de réagir, n’a-t-il pas le devoir de le mettre en œuvre ?

Mais si la réaction passe nécessairement par un artifice ? User d’un procédé pour prolonger le délibéré (introduire une procédure de récusation ou une requête en réouverture des débats), de façon à se donner le temps d’une réaction efficace ?

A nouveau, une limite vient baliser la question. La malhonnêteté, la déloyauté, ne peut être tolérée. Fabriquer une fausse pièce nouvelle pour justifier la requête en réouverture des débats serait intolérable. L’avocat ne peut agir qu’avec des moyens licites. Mais introduire une requête fragile, sur la base d’éléments déjà connus mais non encore (entièrement) exploités, qui suffirait à paralyser le délibéré pendant les quelques jours nécessaires à la réaction appropriée ? N’adopte-t-il pas là un comportement proportionné à celui auquel il entend réagir ?

L’avocat est, d’abord, le défenseur de son client. Peut-il l’abandonner face à l’injustice en train de se commettre ?

Et, inversement, s’il devait apparaître que son action, bien loin de tenter de s’opposer à une irrégularité majeure de nature à nuire considérablement aux intérêts de son client, a, au contraire, pour but de déstabiliser un siège qui agit, évidemment selon sa conscience et le sens qu’il a acquis des données du litige, dans le respect de nos règles, ou d’en obtenir le dessaisissement, par des procédés s’assimilant à du copinage ou de la corruption, il faudrait alors conclure que la même initiative est inadmissible.

Chacun observera, de plus, que ce n’est pas la réalité des comportements auxquels l’avocat essaye ainsi de réagir qui permettra de juger son comportement, mais bien la perception qu’il en aura (réellement) eue[28].

Je pense que, dans pareilles circonstances, les mots « âme et conscience » prennent toute leur portée. J’admettrai, quant à moi, que l’avocat use d’artifices – mais non de malhonnêtetés – pour arrêter l’injustice qu’il croit discerner et tout faire pour que le point de vue de son client soit entendu.

 

  1. « Qui a fait le monde ainsi, que la vérité doive se tenir dans la part obscure, et que les marécages inavouables d’une humanité reniée soit l’unique et répugnant terreau où pousse ce qui est seul à n’être pas mensonge ? Et enfin : quelle vérité est-ce donc là, qui pue le cadavre, qui vit dans le sang, qui se nourrit de la douleur, et croît là où l’homme s’humilie, triomphe là où l’homme pourrit ? De qui est-ce la vérité ? Est-ce une vérité pour nous ? Là-bas, sur le rivage, pendant tous ces hivers, j’imaginais une vérité comme une paix, comme un refuge, comme un soulagement, une clémence, une douleur. C’était une vérité faite pour nous. Qui nous attendait, et se pencherait sur nous, comme une mère retrouvée. Mais ici, dans le ventre de la mer, j’ai vu la vérité faire son nid, méticuleuse et parfaite : et ce que j’ai vu, c’est un oiseau rapace, magnifique dans son vol, et féroce. Je ne sais pas. Mais ce n’était pas à ce que je rêvais, l’hiver, quand je rêvais d’elle » [29].

 

La vérité est parfois sordide.

« Quelqu’un a inventé ce jeu,

Terrible, cruel, captivant,

Les maisons, les lacs, les continents,

Comme un lego avec du vent, …

Comme un lego avec des dents,…

Comme un lego avec du sang… »[30].

 

Mais c’est le monde dans lequel nous vivons. Celui dans lequel nous devons exercer notre métier.

« Parfois on regarde les choses telles qu'elles sont en se disant pourquoi ? Parfois on les regarde telles qu'elles pourraient être en se demandant pourquoi pas ? »[31].

C’est l’éternel conflit du sein et du sollen, chers à Kelsen.

L’avocat évolue dans l’ontologique avec déontologie.

Monsieur le bâtonnier Jakhian, vous nous disiez, il y a quelques années : « Seule une détermination irréductible et permanente à vouloir préserver ses valeurs morales pourra maintenir l’identité de la profession. C’est en rappelant à l’avocat ses servitudes déontologiques et sa dimension éthique que la profession pourra triompher des mirages mercantiles et conquérir dans la rude compétition qui l’oppose à d’autres « professions du droit », la confiance et la fidélité du client. C’est le défi qu’il appartient aux autorités de l’Ordre de relever sans faiblesse, jour après jour »[32].

L’avocat défend des clients qui ne sont pas nécessairement moraux, éthiques, justes.

Mais lui reste loyal. Il ne ment pas. Il ne triche pas.

Il utilise tous les moyens licites mis à sa disposition pour défendre la vérité de son client, tant que sa cause lui paraît juste, mais il s’arrête à cette frontière.

Et il détermine le champ de son action en fonction de la situation à laquelle il est confronté, en son âme et conscience.

  1. « « Caïn adressa la parole à son frère Abel, comme ils étaient dans les champs, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua » (Genèse, 4, 8). Caïn adresse la parole à son frère Abel, puis le tue… L’Ecriture ne dit pas ce qu’il lui a dit et ce qu’Abel lui a répondu. Mais, soyez-en convaincus comme je le suis, ils ne se sont pas entendus, chacun d’eux a récité son monologue. L’un était sincère, et l’autre avait sa vérité. Il fallait qu’ils s’affrontent, que Caïn se jette sur Abel, que Caïn tue Abel. Ils étaient à l’heure du monologue, de « l’incommunicabilité », c’est-à-dire à l’heure du conflit.

 

Cette constatation est omniprésente ; on la retrouve au niveau de la cellule familiale, sociale, conjugale. Rétablissez le dialogue et tout devient  possible…

 

Depuis qu’il existe, l’homme n’a pas changé. Il est Caïn alors qu’il croit être Abel …

 

Caïn est en nous. Nous sommes Caïn. Et nous serons Caïn tant que nous ne ferons pas l’effort de parler à Abel, tant que nous entretiendrons notre monologue avec des mots volés à Abel… »[33].

 

Parler, communiquer, échanger des mots, pour que les vérités de chacun apparaissent. Pour nouer le dialogue. Pour apporter un peu de paix. Pour atténuer la douleur.

C’est la mission des avocats.

 

                                                           Patrick HENRY

                                                           Avocat au barreau de Liège, ancien bâtonnier

                                                           Chargé de cours adjoint HEC-ULg

 

 

 



[1] Friedrich DÜRRENMAT, Justice, p. 162. J’ai consacré un court essai à cet ouvrage dans Droit & Littérature, Anthemis – La Charte, 2007, pp. 75-88.

[2] Christian MORMONT, « La victime et l’expertise », in Le droit des victimes, Formation permanente CUP, vol. 117, Anthemis, 2010, p. 238.

[3] Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhof, 1961, p. 54.

 

[4] Michel DELHAYE, « L’avocat, l’artifice et le judiciaire », in Le législateur, le juge, l’avocat et les artifices du droit, Ed. du jeune barreau de Liège, 2001, p. 187.

[5] Franz KAFKA, La colonie pénitentiaire.

[6] Voyez, sur le thème de l’indépendance de l’avocat, la toute récente étude de X. IBARRONDO, « Indépendance et contraintes économiques », in La parole de l’avocat, actes du colloque organisé par le barreau de Nivelles le 15 mai 2009, Anthemis, 2010, pp. 51-66, ainsi que les références qu’il cite. Voyez aussi L’indépendance de l’avocat, actes des huitièmes rencontres de déontologie du barreau de Lyon, 13 octobre 2007, où cette indépendance est examinée, successivement, de façon collective (l’indépendance de la profession), puis individuelle (indépendance vis-à-vis des clients ; indépendance dans la structure d’exercice de la profession).

[7] Edouard JAKHIAN, « Loyauté, confidentialité et secret », in Liber amicorum Jean-Pierre De Bandt, Bruylant, 2004, p. 167.

[8] L’autre Dumas, film de Safy NEBBOU, 2009.

[9] Voyez, par exemple, Julie BOCKOURT « Aggiornamento du serment ? », in Confraternité et concurrence. A la recherche d’une déontologie inspirée, Ed. du jeune barreau de Liège – Anthémis, 2009, pp. 147-154 ; Jean-Louis FRANEAU, « Discours prononcé lors de la rentrée solennelle de la cour d’appel de Mons le 1er septembre 2009 », J.T., 2009, p. 542.

[10] Edmond PICARD, Le paradoxe sur l’avocat (introduction du troisième tome des Pandectes belges), 1879, p. 15, cité par Pierre LAMBERT, Règles et usages de la profession d’avocat du barreau de Bruxelles, p. 379.

[11] Yvon HANNEQUART, « La juste cause ou l’éthique de l’acceptation de la défense et du conseil », in Regards sur les règles déontologiques et professionnelles des avocats, Ed. du jeune barreau de Liège, 2001, pp. 61-150.

[12] Voyez, sur ce point, la très belle étude de Sylvie SAROLEA, « La loi ou la justice ? », in La parole de l’avocat, actes du colloque organisé par le barreau de Nivelles le 15 mai 2009, Anthemis, 2010, pp. 91-110 ; mais aussi l’introduction d’André DELVOYE, « La parole de l’avocat : de la liberté d’expression au devoir d’indignation », pp. 7-12, et les conclusions de Paul MARTENS « La parole de l’avocat : conclusions », lors de ce même colloque, pp. 139-144, spécialement pp. 139-140. Voyez aussi les actes du colloque Le législateur, le juge, l’avocat et les artifices du droit, Ed. du jeune barreau de Liège, 2001, et spécialement, à nouveau, le rapport de synthèse de Paul MARTENS, « Les artifices du droit : synthèse des travaux », p. 206.

[13] Edouard JAKHIAN, « Loyauté, confidentialité et secret », in Liber amicorum Jean-Pierre De Bandt, p. 166.

[14] J’ai développé ce thème dans une tribune libre parue dans LA LIBRE BELGIQUE du 9 mars 2009 sous le titre « L’avocat ? Un porte-dignité ».

[15] Voyez, par exemple, le Règlement de l’O.B.F.G. du 11 juin 2007 relatif au comportement des avocats dans les procédures, articles 1, 15, 20 et 24.

[16] J’ai développé cette thèse dans « L’avocat : artificier ou anarchiste », in Le législateur, le juge, l’avocat et les artifices du droit, Ed. du jeune barreau de Liège, 2001, pp. 155-174, puis dans « La déontologie contre le droit ? », in Cahiers de déontologie, vol. 2, Barreau de Liège, 2004, pp. 7-30.

[17] J’ai développé cette thèse dans « Demain, les chiens ? », in Liber amicorum Paul Martens. L’humanisme dans la résolution des conflits : utopie ou réalité ? Larcier, 2007, pp. 41-54. Elle  n’est pas partagée par tous. Voyez les polémiques autour de l’arrêt du Conseil d’Etat du 22 décembre 2003, J.L.M.B., 2004, p. 908, et observations P. HENRY, « Un mauvais procès peut être une juste cause » (une partie de cet article est reprise dans l’article « Demain les chiens ? ») ; J.-M. Dermagne, "L’avocat à l’amende ?", Jour. proc., 2004, n° 476, p. 23 ; J. Kirkpatrick, "L’avocat et les procédures dilatoires ou manifestement abusives", Jour. proc., 2004, n° 477, p. 6.

[18] Agissant alors en qualité de président du Conseil de discipline (j’étais vice-bâtonnier, juste avant l’entrée en vigueur des nouvelles dispositions en matière de discipline des avocats), j’ai ainsi été amené à sanctionner un avocat qui avait introduit une série de recours qui tendaient seulement à prolonger le séjour en Belgique de travailleurs irréguliers. Nous avons estimé que l’avocat n’avait pu se méprendre sur l’objet réel des procédures qu’il introduisait et qu’il était ainsi le complice objectif des fraudes du pourvoyeur de main d’œuvre qui lui confiait systématiquement les dossiers de ses « protégés ».

[19] Cassation, 19 février 2010, J.T., 2010, p. 140, J.L.M.B., 2010, p. 392.

[20] Proche de cette situation, mais différente, est celle où un avocat, au pénal, défend une partie qui s’accuse faussement d’un crime, dans le but de couvrir le vrai coupable (exemple : un père qui veut endosser le crime de sang qu’a commis son fils, parce qu’il s’en estime moralement responsable). Et celle de l’avocat qui, lui-même, défend l’auteur réel dudit crime. En accomplissant leurs missions respectives, ils vont contribuer à l’établissement d’une fausse vérité judiciaire. Soutiennent-ils pour autant des causes injustes ? Je ne l’affirmerais pas dans tous les cas.

[21] Plus complexe est la situation de l’avocat qui, ayant fait procédé à la signification d’un jugement sans en avertir son adversaire, au mépris de l’obligation déontologique qui le lui imposait (Règlement de l’O.B.F.G. du 11 juin 2007 relatif au comportement des avocats dans les procédures, article 15), aurait la tentation, pour ne pas engager sa responsabilité vis-à-vis de la partie adverse et avec l’accord tant de celle-ci que de son client, de celer cette signification à la Cour devant laquelle il comparaît. Peut-on lui reconnaître, dans ce cas, le droit de mentir à la Cour qui l’interroge sur l’existence d’une signification ? Cette situation a soulevé bien des interrogations. Pour moi, le devoir de loyauté n’impose en tout cas pas aux avocats ainsi interpellés de répondre qu’ils n’ont pas mandat d’invoquer une signification. Mais si la Cour ne se satisfait pas de cette réponse de normand ? Je pense qu’alors le mensonge n’est pas possible. Mais il me semble que cette solution ne trouve pas sa source dans la théorie de la juste cause. Mentir, dans ce cas, serait contribuer à fragiliser la décision qui va être rendue. Car si, par la suite, le client revient sur l’accord qu’il avait donné et entend se prévaloir à nouveau de la signification, par exemple dans le cadre d’un pourvoi, son accord initial ne pourra lui être opposé, les effets liés à la signification étant d’ordre public.

[22] Particulièrement délicat est celui où le mensonge est « mixte ». Il est avancé dans une procédure civile mais sa révélation établirait une infraction pénale (cas des paiements effectués « en noir »). Je serai particulièrement prudent dans ce genre d’hypothèses.

[23] C’est le même principe qui impose à l’avocat intervenant dans le cadre de l’aide juridique de se déporter, sans autre explication ni dénonciation, s’il apprend que son client à des revenus occultes qui lui font perdre le droit à l’assistance de l’Etat.

[24] Edouard JAKHIAN a étudié ces questions avec beaucoup de finesse dans sa contribution « Loyauté, confidentialité et secret », in Liber amicorum Jean-Pierre De Bandt, pp. 163 et ss.

[25] Voyez, sur ce point, Thierry MOREAU, « L’avocat et la parole du faible », in La parole de l’avocat, actes du colloque organisé par le barreau de Nivelles le 15 mai 2009, Anthemis, 2010, pp. 111-128 ; Jacques FIERENS, « Les pauvres, l’avocat et l’hypomochlion », in Pauvreté, dignité, droits de l’homme, Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale, 2009, pp. 49-57.

[26] Pour plus de détails, voyez Yvon HANNEQUART, « La juste cause ou l’éthique de l’acceptation de la défense et du conseil », in Regards sur les règles déontologiques et professionnelles des avocats, Ed. du jeune barreau de Liège, 2001, pp. 61-150.

[27] De même, l’avocat qui, à la suite d’une indiscrétion, apprendrait qu’une descente de police ou un constat d’huissier va être pratiqué, peut-il en prévenir son client ?

[28] Ce qui, évidemment, ne facilite pas la tâche des bâtonniers chargés d’instruire des plaintes qui tendraient à reprocher à un de leurs confrères d’avoir diligenté une cause injuste, ni des Conseils de discipline chargés ensuite de connaître des poursuites engagées sur pareille base. Mais nous avons vu que ce genre de poursuites était tout à fait possible et qu’il y en avait des exemples récents (supra, note 16)

[29] Alessandro Baricco, Océan mer, p. 158.

[30] Gérard Manset, Comme un lego (également chanté par Alain Bashung).

[31] Vanessa Paradis, Il y a.

[32] Edouard JAKHIAN, « Loyauté, confidentialité et secret », in Liber amicorum Jean-Pierre De Bandt, p. 170.

[33] « Pourquoi Caïn ? », extrait du discours de rentrée prononcé par Maître Edouard Jakhian, le 8 novembre 1968, J.T., 1968, p. 610.

 

in Pourquoi Antigone : liber amicorum Edouard Jakhian, Bruylant, pp. 205-226

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