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Intérêt public et intérêts privés : ne pas mélanger les torchons et les serviettes

1.Introduction

L’hypothèse de base est la suivante.

Monsieur A sollicite un permis d’urbanisme auprès de la commune dans laquelle il habite. Il s’agit, disons, de transformer son immeuble, en l’exhaussant et en y ajoutant une annexe latérale. Dans le cadre de l’enquête organisée dans le processus d’instruction de sa demande, son voisin, Monsieur B, formule un certain nombre de remarques. Il estime que l’exhaussement envisagé est trop important, qu’il le priverait de lumière et de clarté. Il fait également valoir que le projet d’annexe latérale n’est pas conforme au cahier des charges du lotissement dans lequel leurs deux maisons sont situées. Le collège communal passe cependant outre ces observations et accorde le permis, en prenant soin de répondre aux objections de Monsieur B.

Monsieur B décide alors d’introduire devant le Conseil d’État un recours en annulation comprenant une demande de suspension.

La commune, invitée à faire valoir ses observations dans cette procédure en qualité de partie adverse, fait choix de Maître C pour la représenter.

Conformément au règlement de la procédure, le greffe du Conseil d’État indique à Monsieur A qu’il lui est loisible de se porter partie intervenante dans la procédure, pour faire valoir ses observations à l’appui de la défense de l’acte attaqué, qui est donc le permis qui lui a été accordé. Par hasard ou par souci d’économie, Monsieur A consulte alors Maître C, en lui demandant d’assurer aussi la défense de ses intérêts dans le cadre de la procédure.

Au Conseil d’État, ce type d’exemple pourrait être multiplié. Il est de nombreuses hypothèses où la partie intervenante, souhaitant joindre ses efforts à ceux de la partie adverse pour obtenir le rejet d’un recours, pourrait souhaiter faire le choix du même conseil que celui de cette partie adverse. Outre les hypothèses de permissions administratives (permis d’urbanisme, permis d’environnement, autorisations et agréments divers…), on peut aussi songer au contentieux de la fonction publique (celui qui a bénéficié d’une nomination ou d’une promotion souhaitera souvent joindre ses efforts à ceux de l’autorité qui l’a nommé ou promu pour faire échouer le recours de son concurrent évincé) ou à celui des marchés publics (celui qui s’est vu attribuer le marché pourrait souhaiter appuyer la défense que le pouvoir adjudicateur opposera au soumissionnaire malheureux qui conteste la régularité de la procédure).

Cette figure peut d’ailleurs se présenter en sens inverse lorsqu’une partie intervenante souhaite s’introduire dans la procédure pour y formuler des observations à l’appui de la thèse de la partie requérante, si soit la partie requérante[F1] , soit la partie intervenante est un pouvoir public. Tel serait le cas, par exemple, si une commune entendait contester devant le Conseil d’État un permis qui a été accordé par le gouvernement sur le recours dirigé contre le refus qu’elle avait initialement opposé à la demande qui lui avait été soumise. Un riverain pourrait alors envisager de joindre ses efforts à ceux de la commune pour obtenir l’annulation du permis.

Mais on rencontre aussi ce genre d’hypothèses, plus rarement il est vrai, devant les juridictions judiciaires. Il en est ainsi, par exemple, lorsqu’une commune ou le fonctionnaire délégué de l’urbanisme entend obtenir devant une juridiction pénale (art. 155 du CWATUPE) ou civile (art. 157 du CWATUPE) la réparation en nature d’une infraction d’urbanisme. En vertu de ces articles, la partie publique poursuivante a la faculté de demander au tribunal d’ordonner un des trois modes suivants de réparation de l’infraction : soit la remise en état des lieux ou la cessation de l’utilisation abusive, soit l’exécution d’ouvrages ou de travaux d’aménagement, soit le paiement d’une somme représentative de la plus-value acquise par le bien à la suite de l’infraction. L’avocat qui représente l’autorité qui exerce cette action pourrait-il accepter d’assister simultanément un riverain qui entendrait soit se porter partie civile dans la procédure pénale, soit se porter partie intervenante dans la procédure civile ?

 

2.Les textes qui gouvernent la résolution des conflits d’intérêts

 

L’Ordre des barreaux francophones et germanophone n’a pas adopté de règlement en matière de conflits d’intérêts.

L’Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles non plus, en tout cas de façon générale. Cette matière est cependant abordée dans quatre résolutions[F2] [1]. Et le Recueil, compilé par Marc Wagemans[F3] , reproduit de nombreuses décisions ordinales qui traitent de cette problématique[F4] [2]. Tant ces résolutions que ces décisions sont cependant étrangères à la question qui nous occupe.

Le Codex des barreaux de Liège, Verviers, Marche-en-Famenne et Eupen ne traite pas non plus de cette question, si ce n’est sous certains aspects spécifiques : réorganisation judiciaire, différends familiaux et, ce qui nous intéressera plus, intervention conjointe pour un groupement et un particulier[3].

En revanche, le Code de déontologie du Conseil des barreaux européens (C.C.B.E.), dans sa dernière version, adoptée le 19 mai 2006[4], comprend les dispositions suivantes :

« 3.2.1. L’avocat ne doit être ni le conseil ni le représentant ou le défenseur de plus d’un client dans une même affaire, s’il y a conflit entre les intérêts de ces clients ou un risque sérieux d’un tel conflit.

3.2.2. L’avocat doit s’abstenir de s’occuper des affaires de deux ou de tous les clients concernés lorsque surgit entre eux un conflit d’intérêts, lorsque le secret professionnel risque d’être violé ou lorsque son indépendance risque de ne plus être entière.

3.2.3. L’avocat ne peut accepter l’affaire d’un nouveau client si le secret des informations données par un ancien client risque d’être violé ou lorsque la connaissance par l’avocat des affaires de l’ancien client favoriserait le nouveau client de façon injustifiée.

3.2.4. Lorsque des avocats exercent la profession en groupe, les paragraphes 3.2.1. à 3.2.3. sont applicables au groupe dans son ensemble et à tous ses membres ».

 

Son Mémorandum explicatif énonce :

« Les dispositions de l’article 3.2.1. n’empêchent pas un avocat d’agir pour deux ou plusieurs clients dans une même affaire pourvu que leurs intérêts ne soient pas en fait contradictoires et qu’il n’y ait pas de risque sérieux de la survenance d’un conflit. Un avocat qui agit pour deux ou plusieurs clients doit cesser de s’occuper des affaires de tous les clients concernés, si un conflit d’intérêts surgit ultérieurement ou si survient le risque d’une violation du secret ou encore si des circonstances nouvelles risquent d’affecter son indépendance ».

 

On sait que le Code de déontologie du C.C.B.E. ne régit que les relations transfrontalières entre avocats dont les barreaux font partie du Conseil (c’est-à-dire, essentiellement, les barreaux de l’Union européenne, mais aussi de quelques autres pays associés, comme, notamment, la Suisse). Il a cependant vocation à recevoir une interprétation horizontale. Les dispositions ambiguës des règles nationales devraient être interprétées de façon telle qu’elles soient conformes au Code du Conseil des barreaux européens.

Parmi les autres textes qui traitent des conflits d’intérêts dans d’autres ordres juridiques, on aura une attention particulière pour le D.R.H.R. de l’Ordre néerlandais des avocats du barreau de Bruxelles, qui contient une définition intéressante du conflit d’intérêts :

« Un conflit d’intérêts se présente :

  1. lorsque l’intervention d’un avocat pour un client se laisse influencer par les intérêts d’autres clients, d’anciens clients ou de tiers ainsi que par les intérêts personnels incompatibles de l’avocat ;
  2. quand une influence telle que décrite dans le paragraphe précédent est vraisemblable de façon objective démontrable »[5].

En France, le règlement intérieur national (R.I.N.)[6] dispose :

      « 4.1 Principes

L’avocat ne peut être ni le conseil ni le représentant ou le défenseur de plus d’un client dans une même affaire s’il y a conflit entre les intérêts de ses clients ou, sauf accord des parties, s’il existe un risque sérieux d’un tel conflit (…)

4.2 Définition

Il y a conflit d’intérêts :

  • dans la fonction de conseil, lorsque, au jour de sa saisine, l’avocat qui a l’obligation de donner une information complète, loyale et sans réserve à ses clients ne peut mener sa mission sans compromettre soit par l’analyse de la situation présentée, soit par l’utilisation des moyens juridiques préconisés, soit par la concrétisation du résultat recherché, les intérêts d’une ou plusieurs parties ;
  • dans la fonction de représentation et de défense, lorsque, au jour de sa saisine, l’assistance de plusieurs parties conduirait l’avocat à présenter une défense différente, notamment dans son développement, son argumentation et sa finalité, de celle qu’il aurait choisie si lui avaient été confiés les intérêts d’une seule partie ;
  • lorsqu’une modification ou une évolution de la situation qui lui a été initialement soumise révèle à l’avocat une des difficultés visées ci-dessus.

Il existe un risque sérieux de conflit d’intérêts lorsqu’une modification ou une évolution prévisible de la situation qui lui a été initialement soumise fait craindre à l’avocat une des difficultés visées ci-dessus ».

 

3.La question posée

Pendant longtemps, les avocats qui pratiquent le contentieux administratif ne se sont guère posé la question qui nous occupe.

Cela est dû aux particularités de ce contentieux. Devant le Conseil d’État, ce qui est en jeu, ce n’est pas un conflit entre deux (ou plusieurs) personnes, c’est la légalité d’un acte administratif. En règle, seules deux positions peuvent être adoptées : l’acte attaqué est légal ou il ne l’est pas.

[F5] De nombreux avocats estimaient dès lors qu’il n’y avait pas place pour un conflit d’intérêts. À partir du moment où la partie adverse (ou la partie requérante, personne publique) et la partie intervenante défendaient le même point de vue, il n’y avait pas de conflit d’intérêts[7]. Les deux parties unissaient leurs efforts dans un même but et le faisaient d’une seule voix.

Certes, dans l’hypothèse où la thèse commune qu’elles défendaient n’aurait pas été accueillie par le Conseil d’État, un conflit pouvait à ce moment surgir. Tel aurait été le cas si le permis délivré par la partie adverse avait été déclaré nul pour défaut de motivation suffisante ou pour non-respect des règles de procédure, voire pour une raison de fond. Le bénéficiaire du permis aurait, alors, pu mettre la responsabilité de l’autorité publique en cause et lui réclamer le remboursement du dommage que son excès de pouvoir lui avait causé[8] : par exemple, des retards dans la mise en œuvre de son projet ou, même, la nécessité de démolir ce qui avait été édifié sur la base du permis dont l’illégalité avait été décrétée par le Conseil d’État.

Mais cette question ne faisait pas difficulté. Chacun admettait que si ce conflit d’intérêts potentiel venait à surgir, l’avocat qui avait assumé devant le Conseil d’État la défense des intérêts conjoints devait se déporter et laisser à deux de ses confrères le soin de faire trancher le conflit né de la décision prononcée par le Conseil d’État.

Les choses étaient à ce point stables que, dans certaines hypothèses, les pouvoirs publics (essentiellement les communes) imposaient aux demandeurs de permis de prendre en charge certains coûts d’instruction de leur demande. Ainsi, il n’était pas rare que celui qui sollicitait l’élaboration d’un plan communal d’aménagement dérogatoire ou révisionnel, ou la modification partielle d’un plan de secteur soit invité à prendre en charge le coût lié à son élaboration (honoraires des bureaux d’études chargés des études d’incidences ou de la rédaction du plan). Et, dans la foulée, il lui était parfois imposé de prendre en charge les honoraires de l’avocat chargé soit de certaines consultations dans le cadre de cette élaboration, soit, même, de défendre la partie adverse devant le Conseil d’État, si un recours y était introduit contre le plan à élaborer.

On a même vu, dans la même logique[F6] , des communes accepter de délivrer des permis d’urbanisme ou de lotir en imposant à leurs bénéficiaires de supporter les honoraires qu’elles devraient supporter[F7]  si, d’aventure, ces permis faisaient l’objet d’un recours. Le raisonnement tenu était simple : la demande introduite est conforme à la manière dont nous concevons le bon aménagement des lieux, mais elle ne sert néanmoins que des intérêts privés ; il n’y a pas de raison que la collectivité supporte les coûts qui sont liés à la défense de ces intérêts privés. Dans ce cas, la question d’un éventuel conflit d’intérêts ne se manifestait d’ailleurs pas nécessairement de façon apparente puisque l’avocat choisi par les parties pouvait n’intervenir dans la procédure que comme avocat de la seule autorité administrative, partie adverse dans la procédure (il pouvait[F8] , en effet, paraître superfétatoire d’agir aussi au nom du bénéficiaire du permis puisque tout l’argumentaire pouvait être développé au nom de la seule partie adverse).

 

4.Les arguments de la thèse laxiste

Certes, font observer les tenants de la thèse laxiste, un conflit d’intérêts potentiel existe toujours entre le pouvoir public, qui assume le statut de partie adverse, et la personne privée, qui souhaite se porter partie intervenante.

En cas d’annulation de l’acte, la partie intervenante devra choisir entre la rupture et la connivence : ou elle choisit de se tourner contre la partie publique en lui reprochant la faute que celle-ci a commise en accomplissant un acte administratif illégal, et en lui réclamant le remboursement du dommage qui en a résulté, ou elle opte pour la concertation en essayant d’obtenir du pouvoir public qu’il reprenne un nouvel acte qui lui soit favorable, cette fois dans le respect de la légalité.

Dans le premier cas, le conflit d’intérêts est patent.

Mais en est-il vraiment ainsi, nécessairement, dans le second ? Finalement, il ne s’agira que de restaurer la légalité en adoptant un nouvel acte conforme aux exigences légales et réglementaires. À partir du moment où la partie publique a fait le choix, en opportunité, d’adopter un acte conforme aux intérêts de la partie privée, la recherche de la légalité est un but commun et légitime.

Le conflit d’intérêts ne serait donc qu’éventuel.

Et de comparer la situation avec d’autres.

Lorsqu’un assureur prend fait et cause pour son assuré, n’y a-t-il pas toujours un conflit d’intérêts potentiel ? L’instruction du litige pourrait révéler une cause de non-couverture, voire une déclaration inexacte des risques assurés. L’assureur pourrait avoir intérêt à transiger, pour un montant légèrement supérieur à la franchise, alors que l’assuré pourrait souhaiter poursuivre le litige (aux frais de l’assureur, dans l’espoir d’obtenir un rejet total des prétentions adverses).

Lorsque deux époux en instance de divorce ou deux héritiers confient la défense de leurs intérêts communs à un seul avocat (par exemple, dans le cas d’un litige immobilier), n’y a-t-il pas toujours un risque que l’un des deux souhaite adopter une position différente de l’autre ?

Lorsqu’une copropriété et des copropriétaires agissent simultanément contre un entrepreneur, un promoteur ou un architecte, n’y a-t-il pas un risque que l’évolution du litige fasse, à un moment ou un autre, apparaître une divergence d’intérêts entre la copropriété et un (ou plusieurs) des copropriétaires ?

Lorsqu’un médecin et l’hôpital au sein duquel il exerce son activité sont poursuivis pour un même fait, n’y a-t-il pas toujours un risque qu’à un moment, l’un souhaite adopter une position qui mette en cause l’autre ?

Finalement, le conflit d’intérêts n’est-il pas virtuel dès qu’un avocat doit assumer simultanément la défense de deux ou plusieurs parties ? Faudrait-il, dans tous ces cas, décider que chacune des parties doit avoir un avocat distinct ? Pareille solution n’est-elle pas disproportionnée au but poursuivi ? Ne conduirait-elle pas à un renchérissement[F9]  inadmissible de la défense en justice, alors que, dans bien des cas, la virtualité du conflit est tellement éventuelle qu’il y a bien peu de chances qu’il se concrétise jamais ?

D’ailleurs, dans les hypothèses qui ont fait l’objet des règlements ou résolutions cités au début de cette contribution, les Ordres n’ont jamais adopté une position aussi systématique.

L’interdiction de principe est rarement adoptée. On admet que l’avocat intervienne pour présider aux négociations entre des époux en conflit ou entre des partenaires commerciaux. On admet qu’il intervienne simultanément pour une personne physique et un groupement. À chaque fois, des précautions sont prises pour assurer le respect de l’indépendance, mais l’intervention pour la défense des intérêts communs est admise.

Ce n’est que tout à fait exceptionnellement que l’interdiction de principe est posée. Ainsi, par exemple, en matière de défense des jeunes[9].

Un bel exemple de cette prudence nous est donné par l’article 2bis du titre préliminaire du Code de procédure pénale, qui prévoit la désignation d’un mandataire ad hoc dans l’hypothèse où les responsabilités pénales d’une personne morale et d’un de ses dirigeants sont mises en cause simultanément :

« Lorsque les poursuites contre une personne morale et contre la personne habilitée à la représenter sont engagées pour des mêmes faits ou des faits connexes, le tribunal compétent pour connaître de l'action publique contre la personne morale désigne, d'office ou sur requête, un mandataire ad hoc pour la représenter ».

La raison d’être de cet article a été définie comme étant d’éviter « qu’un conflit d’intérêts naisse entre, d’une part, la personne morale et, d’autre part, la personne habilitée à la représenter, s’agissant d’une personne physique pouvant éventuellement être poursuivie en même temps que la personne morale. En effet, dans pareille situation, si les dispositions relatives au cumul des responsabilités de l’article 5, alinéa 2, du Code pénal avaient été appliquées comme l’envisageait le législateur, le juge aurait dû apprécier en premier lieu qui de la personne morale et de la personne physique habilitée à la représenter avait commis la faute la plus grave… Le danger aurait été bien réel, par conséquent, de voir cette personne physique tenter de préserver ses intérêts en essayant d’imputer la responsabilité à la personne morale »[10].

Il ressort de la jurisprudence et des travaux préparatoires que la désignation d’un mandataire ad hoc n’est pas obligatoire : « Il ressort très clairement des travaux préparatoires qu’un risque de conflit d’intérêts doit exister entre les deux parties »[11] ; « La désignation d’un mandataire ad hoc est nécessaire lorsqu’il ressort des éléments du dossier ou de la demande d’une partie concernée qu’il y a effectivement des intérêts opposés ou qu’il existe des indices sérieux et concrets que des intérêts opposés risquent d’apparaître (…) Les termes utilisés par le législateur belge n’impliquent pas que la désignation d’un mandataire ad hoc soit une obligation pour le tribunal. L’usage des termes "d’office" ou "sur requête" renforce plutôt ce point de vue : s’il s’était agi d’une obligation absolue, ces mots auraient été superflus »[12].

« Cette interprétation », écrit toujours M. Faure, « conforme à la Constitution a notre préférence ; accepter le point de vue du premier juge reviendrait notamment à enlever à la personne morale le droit dont dispose la personne physique de faire défaut ou de ne pas se faire représenter par un conseiller. Une telle différence de traitement, même si elle repose sur un critère objectif, n’apparaîtrait pas, vu son objectif et ses conséquences, ainsi que le principe en vigueur, comme étant raisonnablement justifiée »[13].

Il ressort donc de l’ensemble de ces développements que la désignation d’un mandataire ad hoc n’est pas obligatoire (contrairement à ce que certains juges préconisent). Elle ne se justifie que lorsqu’existe un conflit d’intérêts et a pour but de garantir une défense utile à la personne morale. Elle ne peut, en principe, être imposée à celle-ci, qui conserve le droit de mener sa défense comme elle l’entend.

Lorsqu’un mandataire ad hoc est désigné précisément pour éviter un éventuel conflit d’intérêts, il peut choisir librement sa défense et son avocat. Il appartient à celui-ci, s’il est choisi à la fois par la personne morale et par la personne physique, de se déporter s’il estime, après un examen de l’affaire qui lui est soumise, qu’il ne peut assurer la défense de l’une et l’autre personne en toute conscience.

Mais rien ne s’oppose à ce que le conseil de la personne morale et de la personne physique soit le même si leur ligne de défense est parfaitement commune sans qu’aucune des parties ait à en souffrir (par exemple, parce qu’elles soutiennent conjointement que l’infraction est prescrite, que ses éléments constitutifs n’existent pas ou même qu’elles sont toutes deux d’avis que seule la personne physique, si le débat de la faute la plus grave est ouvert, doit être tenue pour responsable).

Le fait qu’un mandataire ad hoc ait été désigné, sur la base d’une appréciation in abstracto d’un potentiel conflit d’intérêts et avant tout examen approfondi de l’affaire, ne peut conduire à interdire, en principe, à la personne physique et la personne morale de confier leur défense au même avocat.

Pourquoi ne pas adopter une position similaire dans la question qui nous occupe ? Pourquoi ne pas laisser à l’avocat consulté le soin d’apprécier in concreto s’il y a un réel conflit d’intérêts et s’il peut, en préservant son indépendance, assumer simultanément la défense des intérêts d’une partie publique et de ceux d’une partie privée ?

En tout cas, lorsqu’un recours paraît manifestement mal fondé ou fondé exclusivement sur des moyens de pure forme qui n’empêcheraient nullement une réfection de l’acte dans le respect de la légalité, pourquoi interdire l’intervention d’un même avocat pour défendre des intérêts qui paraissent, in concreto, manifestement conjoints ?

C’est la thèse que défendent Bénédicte Hendrickx et Marc Joassart[14].

C’est également celle qui fut adoptée, de justesse il est vrai, par l’assemblée générale de l’O.B.F.G. le 16 mars 2009.

Invitée à se prononcer sur l’adoption d’une recommandation qui inviterait les avocats à refuser systématiquement d’assumer conjointement la défense des intérêts d’une partie adverse et de ceux d’une partie intervenante dans le cadre d’une procédure pendante devant le Conseil d’État, celle-ci ne put aboutir à une position majoritaire[15].

Le procès-verbal de l’assemblée générale explique le vote intervenu :

[F10] « Le Bâtonnier Oschinsky expose la position de la Commission "droit public" du barreau de Bruxelles : tous les avocats membres de celle-ci confirment qu’ils n’interviennent jamais pour la partie intervenante s’ils sont conseils de la partie adverse, ceci pour éviter, comme le relève la note de l’O.B.F.G. [lire : la Commission de déontologie de l’O.B.F.G.], un éventuel conflit d’intérêts si l’acte attaqué devait être annulé et que l’intervenant se retourne alors contre la partie adverse.

La Commission partage donc l’opinion suivant laquelle l’existence d’un conflit d’intérêts entre l’autorité administrative dont la décision est attaquée et la partie intervenante bénéficiaire de la décision administrative justifie des défenses séparées ou disjointes. Elle est, en revanche, partagée quant à préconiser, en de telles circonstances, d’imposer des défenses disjointes par voie d’une interdiction de principe.

Le Bâtonnier Oschinsky n’est pas favorable à l’adoption d’une réglementation ou recommandation spécifique, estimant que la règle générale en matière de conflits d’intérêts est suffisante, et offre l’avantage de laisser une certaine marge d’appréciation dans chaque cas d’espèce. »

5.Les arguments de la thèse stricte

Mais, font observer les tenants de la thèse stricte, la solution laxiste se heurte à plusieurs arguments importants.

D’abord, les hypothèses réservées, c’est-à-dire celles qui justifient la non-adoption de la thèse stricte, sont à ce point exceptionnelles qu’elles ne justifient guère le flou que l’absence d’une règle claire induit. S’il faut réserver le cas où un recours paraît si peu fondé qu’il n’y a pas vraiment de crainte à nourrir quant à son aboutissement, il suffit de constater que, dans ce cas[F11] , l’intervention de deux avocats ne présente aucun intérêt : ou la partie bénéficiaire de l’acte peut s’abstenir d’intervenir dans une procédure de toute façon vouée à l’échec, ou l’autorité administrative peut se contenter de déposer le dossier administratif en laissant au bénéficiaire de l’acte le soin de faire valoir les évidents arguments qui conduiront au rejet du recours.

Et d’ailleurs, cette pratique laxiste n’induit-elle pas un effet pervers ?

Dès lors qu’en cas de risque sérieux de conflit, l’avocat devrait systématiquement se déporter, ne doit-on pas, sous peine que l’apparence de l’indépendance de l’avocat ne soit pas préservée ou que l’on puisse craindre une loyauté pervertie et qu’une défense soit peu ou prou sacrifiée à une autre, lui conseiller de se déporter automatiquement même en l’absence de tout risque de conflit ? En effet, ne pas se déporter quand ce déport est obligatoire en cas de risque sérieux de conflit accrédite l’idée qu’il n’y a pas de risque sérieux de conflit, autrement dit que ni l’administration, ni le bénéficiaire ne croient au fondement du recours. Or, si se généralise correctement cette attitude obligatoire – se déporter en cas de risque sérieux de conflit –, le Conseil d’État pourrait en déduire que lorsque les parties confient leurs intérêts à un seul avocat, elles ne craignent pas le recours et qu’à l’inverse, lorsqu’elles font le choix de deux avocats différents, elles craignent précisément un risque de conflit et, donc, croient moins à l’efficacité de leurs arguments. L’application de la thèse laxiste pourrait faire craindre la naissance d’a priori dans le chef de la juridiction – « ils ont deux avocats différents parce qu’ils craignent le recours » –, a priori préjudiciables au justiciable et aux avocats prudents qui refusent une défense conjointe.

Quant aux expédients qui permettraient d’écarter le conflit, ils paraissent bien boiteux.

Certes, on pourrait imaginer que le bénéficiaire de l’acte s’engage, au moment où il fait le choix du même conseil que celui de l’autorité administrative qui a adopté cet acte, à renoncer à tout recours contre cette autorité administrative dans l’hypothèse où leur thèse commune échouerait.

Mais, font observer les tenants de la thèse stricte, il paraît difficile pour un avocat un peu délicat de n’accepter une défense qu’à la condition qu’un de ses clients renonce d’ores et déjà à certains droits futurs et aléatoires ; de plus, la liberté du bénéficiaire de souscrire à une pareille renonciation n’apparaît pas complète, d’autant que ce bénéficiaire, soucieux le plus souvent de ne pas heurter l’autorité administrative ou voulant lui plaire n’agira vraisemblablement pas de façon indépendante. On voit mal un avocat digne de ce nom participer à pareil marché lié aux conditions d’acceptation de la défense.

 

6.Tentative de synthèse : l’indépendance au cœur de la solution

« L’avocat, dans l’accomplissement de son devoir, ne connaît qu’une personne au monde et cette personne est son client. La sauver par tous les moyens, aux dépens et aux risques de tous les autres et, parmi les autres, de lui-même est son premier et son unique devoir et il doit s’en acquitter sans se préoccuper de l’inquiétude, des tourments ou de la destruction qu’il peut causer à autrui. Il doit faire la distinction entre ses devoirs de patriote et ses devoirs d’avocat et agir sans se soucier des conséquences, jusqu’à entraîner son pays dans la confusion si malheureusement tel doit être son destin ».

Tels furent les mots d’Henry Brougham, qui devint ensuite Lord Chancelier, lorsqu’il défendit, devant la Chambre des Lords, la Reine Caroline, accusée d’adultère par son époux, le Roi Georges VI[F12] [16][F13] .

Si ces propos sont un peu emphatiques, ils rejoignent les définitions du conflit d’intérêts proposées par l’Ordre néerlandais des avocats du barreau de Bruxelles et le Conseil national des barreaux de France :

[F14] « Un conflit d’intérêts se présente :

  1. lorsque l’intervention d’un avocat pour un client se laisse influencer par les intérêts d’autres clients, d’anciens clients ou de tiers ainsi que par les intérêts personnels incompatibles de l’avocat ;
  2. quand une influence telle que décrite dans le paragraphe précédent est vraisemblable de façon objective démontrable » (art. 2 du D.R.H.R.).

« Il y a conflit d’intérêts (…) lorsque (…) l’assistance de plusieurs parties conduirait l’avocat à présenter une défense différente, notamment dans son développement, son argumentation et sa finalité, de celle qu’il aurait choisie si lui avaient été confiés les intérêts d’une seule partie (…)

Il existe un risque sérieux de conflit d’intérêts lorsqu’une modification ou une évolution prévisible de la situation qui lui a été initialement soumise fait craindre à l’avocat une des difficultés visées ci-dessus » (art. 4 du R.I.N.).

L’essentiel est que, dans sa défense, l’avocat ne soit conduit que par l’intérêt de son client, qu’il soit affranchi de toute autre considération, qu’il ne soit influencé par la prise en compte d’aucun autre intérêt, ni les siens, ni ceux d’une autre partie, ni ceux d’un tiers. C’est d’ailleurs cette préoccupation qui dicte la règle adoptée par les Ordres de Liège et Verviers dans leur Codex commun, à propos des litiges mus conjointement au nom d’un groupement et d’un particulier[17].

Peut-on vraiment considérer qu’il[F15]  dispose de cette totale indépendance lorsqu’il est amené à défendre, à la fois, un intérêt privé et l’intérêt public ? Les deux articles – l’un, indéfini, l’autre, défini – qui accompagnent, dans la phrase précédente, le même substantif ne nous indiquent-ils pas qu’il est impossible qu’il en soit ainsi ?

Ou la partie intervenante lie purement et simplement ses intérêts à ceux de l’autorité administrative et son intervention dans la procédure perd dès lors tout intérêt.

Ou l’avocat de l’autorité administrative ne dispose pas d’une liberté pleine et entière pour assumer la défense de l’intérêt public que doit servir sa cliente. Il y aura toujours un risque, ou au moins l’apparence d’un risque, que, dans les choix qu’il devra opérer (remise en état des lieux ou paiement d’une somme représentative de la plus-value acquise par le bien à la suite de l’infraction ; réfection de l’acte à l’identique, sous réserve d’une adaptation de sa motivation formelle, ou modification de son contenu ; maintien de la position initiale en tentant de s’adapter à l’enseignement de l’arrêt du Conseil d’État ou changement de cap radical ; retrait immédiat de l’acte et adoption d’un nouvel acte sans attendre l’issue de la procédure ou poursuite de celle-ci jusqu’à son terme normal…), son appréciation de l’intérêt général soit infléchie par le poids des intérêts privés qu’il a également accepté de défendre, fût-ce avec l’assentiment de l’autorité administrative qui l’a désigné.

À bien y réfléchir, on peut d’ailleurs se demander s’il est acceptable qu’un pouvoir public, chargé de la défense de l’intérêt général, accepte ainsi de confier la mission de le conseiller et de le défendre à un avocat qui doit aussi prendre en considération les intérêts d’un particulier. Le conflit d’intérêts n’est-il pas présent plus dans le chef de cette autorité administrative que dans celui de l’avocat lui-même ?

En conclusion, il semble bien qu’il faille conclure, comme l’avait fait la Commission de déontologie de l’O.B.F.G., que l’existence d’un conflit d’intérêts entre l’autorité administrative dont la décision est attaquée et la partie intervenante bénéficiaire de la décision administrative impose que celles-ci confient leurs défenses respectives à des avocats différents.

Le risque sérieux d’un conflit entre elles oblige ces parties à confier leur défense à des avocats différents, même avant que ce conflit se concrétise, même si ce conflit n’est que potentiel et ne se concrétise jamais ou même si ce conflit n’est que potentiel et que chacun a la conviction qu’il ne se réalisera pas.

 

7.Question annexe (1) : l’intervention d’un avocat, conseil habituel d’une autorité administrative, comme conseil d’un opposant à une demande qui est soumise à cette autorité

Un corollaire de cette prise de position imposerait-il que l’on interdise également à l’avocat qui conseille habituellement une autorité publique d’accepter la défense des intérêts d’une personne qui s’oppose à une demande soumise à cette autorité ?

L’article 3.2.1. du Code de déontologie des avocats européens énonce que « l’avocat ne doit être ni le conseil, ni le représentant ou le défenseur de plus d’un client dans une même affaire, s’il y a conflit entre les intérêts de ces clients ou un risque sérieux d’un tel conflit ».

Si l’opposant à une demande d’autorisation devient requérant, attaquant cette autorisation dans le cadre d’un recours devant la juridiction administrative, il est clair que le conseil du requérant qui attaque la décision de l’autorité administrative ne peut pas être le conseil habituel de l’autorité administrative, en tout cas dans le domaine considéré.

Pourrait-on néanmoins admettre que cet avocat accepte ainsi d’intervenir pour l’opposant, en signifiant ainsi[F16]  à sa cliente publique habituelle qu’il ne pourra assumer la défense de ses intérêts dans le cadre du recours qui, le cas échéant, suivra la décision qu’elle prendra ? La question mérite d’autant plus d’être posée qu’il n’est pas rare que les autorités publiques fassent appel à plusieurs conseils, en ce compris pour traiter un contentieux unique. N’admettent-elles pas, ipso facto, qu’il est possible qu’un de leurs conseils habituels ne puisse intervenir, notamment en raison de son implication dans un des dossiers dont elles ont à connaître ?

D’un autre côté, il faut être conscient que si l’on opte pour la règle stricte, on risque d’induire un autre effet pervers. Surtout dans les arrondissements, voire les provinces, qui comptent un moins grand nombre d’avocats et, dès lors, un moins grand nombre de spécialistes, la généralisation de l’interdiction de l’intervention de l’avocat qui assume une partie du contentieux d’une autorité administrative dans tout dossier soumis à cette autorité[F17]  pourrait susciter la tentation, pour cette autorité, de se constituer un groupe de conseils habituels qui réunit les quelques spécialistes locaux de la matière. Dans des contentieux comme ceux de la fonction publique, de l’urbanisme ou de l’environnement, le risque est loin d’être illusoire.

Dans ces conditions, il me paraît acceptable qu’une autorité administrative divise son contentieux entre plusieurs avocats, en acceptant que, dans certaines circonstances, ceux-ci puissent intervenir comme conseils d’un opposant à une de leurs décisions. Je pense cependant qu’il faut que cette acceptation soit expresse, ce que plusieurs autorités déontologiques ont rappelé, dans des hypothèses comparables[18].

J’aurais donc tendance à opter pour une attitude prudente :

  • il n’est pas admissible que celui qui est intervenu, dans un premier temps, comme conseil de l’opposant à une décision administrative accepte, dans un second temps, d’endosser la défense de cette autorité administrative dans le cadre d’un recours dirigé contre sa décision ;
  • cette incompatibilité s’étend évidemment à tous les associés et collaborateurs de cet avocat (art. 3.2.4. du Code de déontologie du C.C.B.E.) ;
  • il n’est pas admissible que celui qui assume la totalité (ou la quasi-totalité) du contentieux – ou d’un contentieux spécifique – d’une autorité administrative accepte de conseiller un opposant à une demande qui est soumise à cette autorité ;
  • en revanche, si l’autorité administrative a fait le choix de confier son contentieux à plusieurs conseils, et si elle l’accepte expressément, le cas échéant de façon générale, un des conseils habituels de cette autorité pourrait intervenir pour pareil opposant, à la condition bien sûr de ne pas intervenir par la suite pour l’autorité administrative.

En sens inverse, faudrait-il également décider que celui qui est le conseil habituel d’une autorité administrative ne peut jamais intervenir à l’appui d’une demande adressée à cette autorité par une personne privée ? Estimerait-on que, du fait de sa bonne connaissance de la pratique habituelle de l’autorité administrative, il ne peut conseiller de façon indépendante le client privé qui le consulte ?

Ce serait, je pense, aller trop loin. Il va de soi que, dans l’hypothèse où l’acte sollicité n’est pas adopté par l’autorité administrative, il ne sera pas possible à l’avocat d’intervenir au nom de l’autorité administrative contre le client privé qui introduirait un recours contre ce refus. Et si l’acte est adopté et qu’un recours est dirigé contre lui par un tiers, nous adopterons les règles ci-avant dégagées :

  • l’avocat ne pourra défendre l’acte en agissant à la fois pour l’autorité administrative, partie adverse, et le client privé, partie intervenante ;
  • l’avocat ne pourra intervenir pour l’autorité administrative alors qu’il a été, aussi, le conseil du client privé qui a sollicité le bénéfice de l’acte à défendre ;
  • l’avocat ne pourra intervenir pour ce client privé que si l’autorité administrative a fait le choix de diviser son contentieux entre plusieurs avocats et qu’elle accepte expressément que l’un intervienne dans ces conditions, de façon expresse[F18]  (notons d’ailleurs que cette autorité pourrait plus facilement accepter qu’un de ses conseils habituels agisse ainsi à l’appui d’un de ses actes, quoiqu’au nom d’une autre partie, que contre un de ses actes).

Mais, au stade non contentieux, avant que l’acte administratif soit adopté, il me semble qu’il n’y a pas de raison d’interdire à cet avocat d’accompagner son client privé dans sa démarche, à condition bien sûr qu’il n’entretienne aucune ambiguïté quant à son rôle et qu’il n’apparaisse en rien comme se souciant, aussi, des intérêts dont l’autorité administrative est en charge.

 

8.Question annexe (2) : l’intervention d’un avocat pour une autorité administrative, aux frais d’une partie privée

Et quid de l’hypothèse visée à la fin du point 3. ci-dessus ?

Peut-on admettre qu’un avocat, chargé de défendre une autorité administrative dans le cadre d’un recours dirigé contre un acte qui bénéficie à une personne privée, voie ses honoraires pris en charge par cette dernière ?

A priori, la question paraît incongrue. Comment cet avocat pourrait-il être indépendant de cette personne privée alors que c’est celle-ci qui l’honore ?

Mais ce serait ignorer que, dans nombre d’espèces, les honoraires d’un avocat sont pris en charge par un tiers payant, sans que cela altère son indépendance.

En Belgique, l’aide juridique couvre aussi les honoraires de l’avocat qui introduit un recours en manquement contre l’État belge devant la Cour de justice de l’Union européenne ou une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme.

En matière d’assurance protection juridique, il n’est pas rare qu’une compagnie soit amenée à payer les honoraires de l’avocat de son assuré même si celui adopte une défense qui n’est pas conforme à l’intérêt qu’elle-même aurait souhaité défendre.

Il me semble donc que ce sont les circonstances dans lesquelles cette convention est souscrite qui doivent dicter la solution à la question posée.

S’il s’agit, pour la personne privée, bénéficiaire de l’acte, d’acheter la personne publique, en s’octroyant le droit de donner elle-même des instructions à l’avocat qu’elle a choisi, le procédé est inadmissible. Un avocat digne de ce nom ne peut accepter de se prêter à pareil détournement de pouvoir.

Mais si, en revanche, il ne s’agit que de faire porter le poids de ces honoraires[19] sur le bénéficiaire de l’acte en laissant à l’administration la liberté de donner à son propre avocat les instructions qui lui paraissent idoines, la question paraît moins évidente. Si l’administration a fait le choix, en opportunité, d’accorder la permission qui lui était demandée, il n’est pas nécessairement choquant que l’avocat qui défendra la légalité de ce choix soit honoré, au final, par le bénéficiaire de l’acte. Certes, si le Conseil d’État décide que l’acte est illégal, il faut alors que l’avocat ait l’indépendance nécessaire pour en tirer les conséquences et, le cas échéant, amener sa cliente à adopter une position qui est contraire aux intérêts de celui qui supporte le poids de ses honoraires, mais, précisément, c’est à ce seul prix que son intervention est admissible dans ces circonstances.

Reste la question des apparences : même si l’indépendance de l’avocat choisi par la commune et payé par le bénéficiaire est entière, ne se trouve-t-il pas dans un cas où une influence peut être soupçonnée, selon les termes du règlement de l’Ordre néerlandais des avocats du barreau de Bruxelles, « d’une façon objective démontrable » ?

La prudence commande donc certainement de ne pas accepter d’intervenir dans ces conditions. Faut-il cependant interdire totalement cette pratique ? Ma religion n’est pas faite sur ce point. À vous d’en débattre, en vous souvenant qu’il existe bien d’autres hypothèses dans lesquelles une partie accepte de prendre en charge les honoraires de l’avocat d’une autre.

 

9.Conclusion en forme de propositions

Puisqu’il nous est demandé de formuler des propositions, je suggère :

  • de poser en règle qu’un même avocat ne peut jamais intervenir dans un litige à la fois pour une autorité administrative et pour une personne privée ;
  • de poser en règle qu’un avocat, conseil habituel d’une autorité administrative, ne peut accepter d’intervenir pour un opposant à une demande adressée à cette autorité que si celle-ci a réparti son contentieux entre plusieurs avocats et qu’elle accepte expressément que ceux-ci prennent en charge ce type de mandat ;
  • de poser en règle qu’un avocat, conseil habituel d’une autorité administrative, ne peut accepter d’intervenir pour une personne privée qui sollicite une autorisation (ou une nomination ou, de façon générale, un acte) de cette autorité que si celle-ci a réparti son contentieux entre plusieurs avocats et qu’elle accepte expressément que ceux-ci prennent en charge ce type de mandat.

Ces règles devraient, bien sûr, s’intégrer dans une réglementation plus générale de la matière des conflits d’intérêts. Celle-ci s’inspirerait utilement, à mon sens, des règles adoptées par le barreau français, d’ailleurs dans la ligne du Code de déontologie du C.C.B.E.

Et je laisse ouverte à vos débats la question de la licéité du pacte par lequel une autorité administrative fait supporter par le bénéficiaire d’un de ses actes le poids des honoraires qu’elle devra payer pour en défendre la légalité.

 

 

 

 



[1] Ces résolutions sont :

  • la résolution du 17 juin 1969 sur la contrariété d’intérêts ;
  • la résolution du 4 avril 1995 sur la comparution en justice de l’avocat pour une partie autre que son client ou pour plusieurs clients. Cette résolution comprend notamment la règle suivante : « Lorsqu’un avocat est simultanément le conseil de deux ou plusieurs parties, il ne peut les représenter en justice que lorsque la loi autorise une telle comparution, ou en l’absence d’opposition d’intérêts entre les parties et, dans ce cas, pour autant que la technique de la procédure ne les fasse pas apparaître comme adversaires » ;
  • la résolution du 23 juin 1981 relative à l’intervention des avocats dans les concordats judiciaires ;
  • la résolution du 24 novembre 1998 sur les conflits d’intérêts devant le tribunal de la jeunesse.

[2] M. Wagemans, Recueil des règles professionnelles, Ordre français du Barreau de Bruxelles, 2009, n° 280, p. 329.

 

[3] « Article 39 : Intervention dans le cadre d'une procédure en réorganisation judiciaire (ancien article 128).

L'avocat, conseil d'un demandeur en réorganisation judiciaire par accord collectif, qui propose au créancier d'être son mandataire doit :

  • l’informer qu'il est le conseil du débiteur et que c'est en cette qualité qu'il intervient ;
  • lui rappeler qu'il a le libre choix de son représentant et peut confier ses intérêts à un autre avocat ;
  • l’informer qu’en tant que mandataire, l’avocat a la possibilité d'accepter tant les propositions faites au début de la procédure que toutes modifications qui pourraient intervenir même si, en raison des circonstances, elles ne pouvaient être portées à la connaissance des mandants avant l'usage de la procuration.

Néanmoins, l'avocat usera de cette procuration avec circonspection en cas de modifications importantes des propositions.

 

Article 40 : Intervention dans le cadre d'un différend conjugal (ancien article 129)

§ 1er Lorsque l'avocat est consulté conjointement par des époux, il peut, à défaut de parvenir à une réconciliation :

  • présider aux négociations ;
  • arbitrer les différends ;
  • fixer les modalités soit d'un divorce ou d'une séparation par consentement mutuel, soit d'une séparation de fait.

 

Il ne peut jamais devenir le conseil de l'un des conjoints contre l'autre, même pour poursuivre l'exécution de l'accord réalisé à son intervention.

Il ne peut devenir le conseil de l'un des conjoints en quelque manière que ce soit jusqu'au dénouement du différend conjugal dont il a été saisi.

§ 2 Dans le cas où l'avocat est le conseil de l'un des conjoints, s'il organise une entrevue des époux ou s'il convoque l'adversaire à quelque fin que ce soit, il doit, avant de recevoir ce dernier :

  • lui préciser par écrit qu'il agit à la requête de son conjoint, lui indiquer l'objet de l'entrevue et lui signaler la possibilité de se faire assister d'un conseil ;
  • informer son client des conditions dans lesquelles doit se dérouler l'entrevue, des exigences du secret professionnel et des conséquences qu'elles risquent d'entraîner.

 

Si les parties n'aboutissent pas à un accord total ou si l'accord n'est pas exécuté, l'avocat peut poursuivre la défense des intérêts de son client, même dans le cadre d'une procédure contentieuse.

Il est interdit de révéler ou de faire état des informations reçues de l'adversaire lors de l'entrevue à titre confidentiel.

En cas d'utilisation de ces informations par le client, l'avocat doit se déporter.

Article 41 : Intervention conjointe pour un groupement et un particulier (ancien article 130)

Dans le cadre de son activité professionnelle, l'avocat peut participer à l'action d'associations, groupes ou organismes, dont l'objectif est d’œuvrer à la défense des droits d'autrui, à des réformes diverses et même d'intervenir en des procédures judiciaires.

Si, à l'occasion d'un procès, il accepte d'être le défenseur d'une personne déterminée, il sera spécialement attentif à ne point nuire à ses intérêts, notamment en développant à son détriment les idées d'un groupement.

Si l'avocat a été mandaté non seulement par le client mais aussi par semblables groupements ou associations, il se montrera particulièrement vigilant à discerner toute contrariété d'intérêts entre le groupe et ce client lui-même, notamment dans le choix des arguments, de l'orientation et de la forme des plaidoiries.

Il assurera la prédominance de l'intérêt du client, au besoin en se déportant en temps utile ou en laissant à un autre avocat le soin de traiter certains aspects du litige ».

[4] Ce code a été ratifié et rendu obligatoire en Belgique par un règlement de l’O.B.F.G. du 13 novembre 2006, M.B., 12 décembre 2006, et par un règlement de l’O.V.B. du 31 janvier 2007, M.B., 21 février 2007.

[5] Art. 2 du D.R.H.R. (traduction libre de P. Sculier, « Document de travail en vue d’une séance commune des Conseils des Ordres français et néerlandais des avocats du Barreau de Bruxelles », 13 décembre 2005).

[7] Ce qui supposait, bien sûr, que les deux parties soient d’accord sur tous les points. Tel n’aurait pas été le cas si un recours avait été complexe et que les deux parties n’adoptaient pas le même point de vue sur chacune de ses composantes, mais ce point n’avait jamais suscité de difficulté.

[8] Nous n’examinons pas ici les questions relatives à la responsabilité des pouvoirs publics pour les actes dont l’illégalité pour excès de pouvoir a été consacrée par un arrêt du Conseil d’État. Voy., sur cette question, P. Henry et E. Morati, « Permis d’urbanisme et responsabilités », in Fr. Glansdorff et P. Henry, Droit de la responsabilité. Domaines choisis, CUP, vol. 119, Anthemis, 2010, pp. 141-184. Adde P. Lejeune, « Les moyens de défense de l’autorité administrative dont la responsabilité est recherchée en tant qu’auteur d’un permis administratif illégal par le titulaire de ce permis », Cah. dr. immo., 2002, liv. 3, pp. 1-8 ; D. Renders, « Erreur de droit invincible et état du droit incertain : à propos de la responsabilité civile de l’administration », obs. sous Cass., 23 septembre 2010, J.T., 2011, p. 380.

[9] Voy., sur ce point, l’intervention d’A.-Fr. Saudoyez.

[10] M. Faure, « La responsabilité pénale des personnes morales : regard sur la jurisprudence », in X. Thunis et Fr. Tulkens, Entreprise, responsabilités et environnement, Kluwer, 2004, pp. 129 et s., spéc. p. 153.

[11] Ibid., p. 154.

[12] Gand, 1er mars 2002, R.W., 2002-2003, p. 1548.

[13] M. Faure, « La responsabilité pénale des personnes morales : regard sur la jurisprudence », op. cit., p. 157.

[14] B. Hendrickx et M. Joassart, « Les règles particulières s’imposant aux avocats devant la section du contentieux administratif du Conseil d’État », in Pourquoi Antigone ? Liber amicorum Édouard Jakhian, Bruylant, 2011, pp. 191-203, spéc. pp. 199-202.

[15] Une décision ne peut être adoptée par l’assemblée générale de l’O.B.F.G. que si elle recueille une double majorité : plus de 50 % des suffrages exprimés (les barreaux disposant d’un nombre de voix qui est proportionnel au nombre d’avocats qu’ils comptent) et cinq barreaux au moins. Dans ce cas, les Barreaux de Bruxelles, Charleroi et Huy votèrent contre l’adoption de la résolution, le Barreau de Mons s’abstint, tandis que les Barreaux de Dinant, Eupen, Liège, Marche, Namur, Neufchâteau, Nivelles et Verviers se prononcèrent en faveur de l’adoption.

[16] Cité par P. Pichault, « Prévenir, détecter, résoudre le conflit d’intérêts », in Déontologie. Évolutions récentes et applications pratiques, Éd. du Jeune Barreau de Liège, 2007, p. 127. Adde le cas d’application cité par M. Wagemans, Recueil des règles professionnelles, op. cit., n° 280, 9e tiret (extrait de la Lettre du bâtonnier, décembre 1993, p. 567).

[17] Voy. le texte de cet article reproduit ci-avant, note 3.

[18] Voy. P. Pichault, « Prévenir, détecter, résoudre le conflit d’intérêts », op. cit., pp. 136-137.

[19] Il me semble qu’il serait décent, dans ce genre d’hypothèse, que l’avocat reste honoré par l’autorité administrative qui le mandate et non par le bénéficiaire de l’acte. L’engagement pris par ce dernier ne devrait donc porter que sur le remboursement des honoraires avancés par l’autorité.


 [F1]Suggestion : afin d’éviter la répétition immédiate, remplacer « la partie requérante » par « cette dernière ».

 [F2]Remarque relative à la note 1 : je me suis permis de rajouter « Ces résolutions sont : », pour les introduire.

 [F3]Ne faudrait-il pas citer aussi Me Oschinsky, comme c’est le cas dans les autres contributions ?

 [F4]Remarque relative à la note 2 : même remarque concernant Me Oschinsky.

 [F5]A partir d’ici, vérifier la pertinence de l’imparfait dans les paragraphes qui suivent jusqu’au point 4. En effet, je n’ai pas très bien compris en quoi la situation est différente maintenant, principalement dans la prise en charge des honoraires de l’avocat, puisque vers la fin du texte, l’auteur revient sur cette problématique, toujours actuelle, si j’ai bien compris.

 [F6]Suggestion : afin d’éviter la répétition, remplacer « dans la même logique » par « dans une logique identique ».

 [F7]Suggestion ; afin d’éviter la répétition du verbe, remplacer « supporter » par « prendre en charge ».

 [F8]Suggestion : afin d’éviter trop de répétitions du verbe, il me semble qu’on pourrait tout simplement mettre « (…) (il paraissait, en effet, superfétatoire (…) ».

 [F9]« renchérissement » ne me paraît pas être le mot adapté dans ce contexte, car il signifie, d’une part, « augmentation du prix, hausse du coût de la vie » et, d’autre part, « action de renchérir » et « résultat de cette action ». Je le trouve donc trop spécifique pour le présent contexte. Je remplacerais tout simplement par « une augmentation » ou « une hausse » ou « un renforcement ».

 [F10]Je suppose qu’il s’agit d’une citation. C’est pourquoi j’ai mis cette partie entre guillemets.

 [F11]Suggestion : afin d’éviter la répétition du mot, remplacer « ce cas » par « cette hypothèse ».

 [F12]Je pense qu’il y a une erreur ici, car c’est le Roi Georges IV (et non Georges VI) qui était marié à la Reine Caroline et qui l’a accusée d’adultère (http://fr.wikipedia.org/wiki/Caroline_de_Brunswick et http://en.wikipedia.org/wiki/Henry_Brougham,_1st_Baron_Brougham_and_Vaux).

 [F13]Remarque relative à la note 16 : ne faudrait-il pas ajouter Me Oschinsky comme auteur du Recueil, comme c’est le cas dans les autres contributions ?

 [F14]Remarque : ces définitions ont déjà été proposées à la page 5.

 [F15]Suggestion : pour plus de clarté, remplacer « qu’il » par « que l’avocat ».

 [F16]Suggestion : afin d’éviter la répétition du mot, remplacer « ainsi » par « alors ».

 [F17]Suggestion : afin d’éviter trop de répétitions dans la phrase, remplacer « cette autorité » par « celle-ci ».

 [F18]« de façon expresse » me semble redondant et devrait être supprimé, à mon sens, puisque précédemment dans la phrase, il est déjà dit « expressément ».

 

in L’avocat et les conflits d’intérêts, Anthemis, 2011, pp. 133-152

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