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Je me souviens... - Mot du président - 07/04/2016

En ce début de mois d’avril, comme chaque année depuis vingt-neuf ans, nous avons rendu hommage à mon père, le bâtonnier Jacques Henry. Les plus jeunes ne s’en souviennent sans doute pas, le 1er avril 1987, alors qu’il intervenait dans une affaire dite « à risques », les forces de l’ordre laissèrent entrer dans la salle d’audience l’amie d’un des prévenus sans la fouiller. Elle portait une grenade et un revolver. La suite s’imagine facilement. Sous la menace de sa grenade, elle transmit le revolver à son compagnon. Une fusillade s’ensuivit. À la faveur d’une brève accalmie, mon père lança un appel au calme. Il ne fut pas entendu. Quelques secondes plus tard, il gisait, mortellement atteint, aux côtés de celui qui avait été son client.

Il avait été un grand bâtonnier (moins de deux années plus tôt). Il avait porté haut la défense des mineurs, des droits de l’homme, de la défense. Une grande voix venait de s’éteindre.

Il n’a pas connu la chute du mur de Berlin, les espoirs et les massacres qu’elle suscita, la patte du diable. Il n’a pas connu la réunification de l’Europe, le génocide du Rwanda, les guerres du Golfe, le 11 septembre 2001, le 11 mars 2004, Yes we can, le printemps arabe, Charlie-Hebdo, le Bataclan, le 22 mars 2016. En aurait-il été surpris ? Sans doute pas. Il me disait que le péril viendrait du Sud, pas de l’Est.

Comment aurait-il réagi aujourd’hui ? À l’heure où le djihad porte la mort chez nous, où les réflexes identitaires s’affichent à nouveau sans la moindre pudeur, où les cris de haine envahissent l’espace public, où les poings fermés écrasent les mains tendues, où les frontières se referment, où la misère est rejetée à la mer, où l’on oublie la liberté pour ne plus encenser que la sécurité…

Comment aurait-il réagi en découvrant ces projets de lois qui surfent sur l’émotion, de méthodes particulières de recherche en allongement de la garde à vue, de créations de banques de données en extension des possibilités de perquisitions ?

Comment aurait-il réagi en voyant la police de Bruxelles arrêter le président de la Ligue des droits de l’homme, simplement pour avoir été présent place de la Bourse où il exprimait sa solidarité avec les victimes des attentats, quelques jours après qu’elle eut escorté les hordes de hooligans venues déverser leurs torrents d’injures et de haine ?

Il se serait levé, du haut des 88 ans qu’il aurait aujourd’hui, il aurait tonné de sa voix de stentor. Pour nous rappeler, comme le disait Benjamin Franklin, qu’un peuple qui sacrifie un peu de sa liberté à sa sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et perdra l’une comme l’autre. Il nous aurait exhortés à une nécessaire proportionnalité. Oui, nous devons nous doter des instruments qui permettent de pourchasser ces escrocs de la religion qui veulent nous imposer la terreur. Mais non pour autant abandonner ce qui fait notre vouloir vivre ensemble d’européens, occidentaux, héritiers des lumières, de Voltaire, de Schuman, d’Hessel et de tant d’autres.

Je me souviens. De cette nuit où, avec lui, ma sœur, quelques autres et moi avions été faire barrage, de nos corps, à l’expulsion d’un jeune d’origine marocaine que l’on voulait renvoyer au-delà de Gibraltar, là où il n’avait plus aucune attache, comme si l’on avait voulu le déchoir de sa nationalité…

Je me souviens, I remember, recuerdo,

                                                                      أتذكر 
                                                                    אני זוכר 
 
Luttons.